Étiquette : L’Hebdo-Blog 40

Éditorial

Entre l’homme et la femme,

                                 Il y a l’amour.

                                 Entre l’homme et l’amour,

                                 Il y a un monde.

                               Entre l’homme et le monde,

                               Il y a un mur.

Jacques Lacan, Je parle aux murs

Un mur ?

Et laisse-t-on vraiment aujourd’hui « les agences matrimoniales aux mains de mémères qui ont de l’expérience »[1], comme le disait Jacques-Alain Miller à Commandatuba en 2004, tout en ajoutant que si « on n’a pas encore installé les évaluateurs dans les agences matrimoniales ? Ça ne saurait tarder ! »[2]

Vous n’étiez pas sans savoir que chez Unicis, un conseiller pouvait réaliser pour vous, et sans engagement de votre part, une présélection de trois personnes dûment sélectionnées et fichées, qui allaient vous correspondre. Délivrés du langage, vous alliez vous livrer, corps et âme, à cette recherche dont l’issue rapide vous offrait trois profils. Retenus pour leur bonne adéquation avec vous, ils vous garantissaient satisfaction. Chez Unicis, ça s’appelait l'affinité réciproque. La conseillère était en mesure, vous l’aviez expérimenté, de vous permettre de bonnes rencontres, grâce à un subtil questionnaire psycho-relationnel.

Has been que cela !

Vous avez lu le Flash lacanien du 9 juillet et le texte de Dominique Pasco et savez désormais que le magazine Marie-Claire de Juillet 2015 consacre trois pages aux e-rencontres. Notre collègue précise dans son flash la part de la référence aux statistiques dans cet état des lieux de la e-rencontre : « On y apprend que les sites sont désormais vintages, quasi obsolètes et délogés par les applications qui permettent un accès plus immédiat avec géolocalisation et gratuité. Quinze à dix-huit millions de célibataires offrent une perspective incroyable à ces nouvelles modalités d’entrer en contact ».

Vous en doutez ? Vous me répondez, d’un autre site.com, celui de la psychanalyse lacanienne… que… il n’y a pas de rapport sexuel ?

Pour ce 14 juillet, cet Hebdo-Blog n° 40 est un feu d’artifice, ça fuse !

Voici la seconde édition spéciale 45es Journées. Nos rubriques « Dossier », « ACF », « Hors-piste », « Tiré à part », « Comment l’entendez-vous ? », « Arts &Lettres », « HB-Nos livres », sont au rendez-vous !

Nous vous emmènerons vers l’aube, quand « la cumparsita vient clore chaque nuit » (Laurent Dumoulin) et vers ce lieu de « la rencontre amoureuse entre deux sexes, permise là où il n’y a pas de rapport sexuel » (Marcelo Denis). Si, aujourd’hui « on jouit d’abord, on court-circuite le désir et il reste à aimer », nous dit Sonia Chiriaco – nulle invitation à gémir car « à la place du rapport sexuel qui n’existe pas, les parlêtres ont inventé l’amour. Et on en parle encore ! » Savez-vous d’ailleurs que « S’il n’y a pas de bon heur, il y a des rencontres qui donnent du peps ! » ? (Véronique Servais)

Certaines rencontres, aussi, ravissent. Lisez le texte de René Fiori lorsqu’il célèbre le livre Du mariage considéré comme un des beaux-arts, de Philippe Sollers et Julia Kristeva, « Ce livre est un régal tant les auteurs ont à cœur de nous prendre dans les plis, nous impliquer dans les suites de leur rencontre qui ne cesse de s’écrire jusqu’à aujourd’hui ».

Ce n’est pas de ravissement qu’il s’agit dans la « brève rencontre » de Claude Lanzmann, en Corée du Nord, avec Kim Kum-sum, mais d’éclair, de fulgurance du désir, de ruse et de rencontre avec une marque sur le corps de l’autre qui attise encore l’embrasement des corps-parlants. C’est cela qu’évoque pour nous Damien Guyonnet qui a su extraire des Mémoires de C. Lanzmann cette perle rare. Littérature, encore, Caroline Leduc débusque dans le premier roman de Witold Grombowicz l’amour qui se cache derrière celui de Jojo pour une jeune fille, un amour bien singulier. Rappelons que ces deux textes succèdent, dans le dossier, à ceux de deux autres membres du comité de pilotage des J45, Carolina Koretzky et Camilo Ramirez, publiés dans notre première édition spéciale J45 du 29 juin.

Souvenons-nous du numéro 1 de L’Hebdo-Blog, c’était il y a dix mois, le 21 septembre 2014, et du texte Same Sex Procreation, (dans la rubrique Hors-Piste) de François Ansermet. Ici, Marie-Christine Baillehache, René Fiori et Isabelle Galland se sont entretenus avec lui à propos de son dernier livre La fabrication des enfants, un vertige technologique. Ne déflorons pas le contenu de cet entretien riche d’enseignements. Quand bien même F. Ansermet parle de choses fort sérieuses, c’est avec légèreté.

Mais pas de pause estivale sans un retour sur nos pas, sans honorer PIPOL 7 : « Victime ! » Alors que Dominique-Paul Rousseau nous y introduisait, voilà qu’à chaud, tout de go car il vient de nous parvenir, nous avons le plaisir de vous communiquer un texte, politique, de Jean-Daniel Matet, président de l’EuroFédération de psychanalyse et co-organisateur du congrès avec Gil Caroz. Nous l’en remercions.

Prochain rendez-vous avec L’Hebdo-Blog le lundi 7 septembre !

[1] Miller J.-A. « Une fantaisie », Mental, n°15, Revue internationale de santé mentale et de psychanalyse appliquée, Paris, 2005, p. 24 et 25. [2] Ibid., p. 25.

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Pyongyang, 8:00 du matin

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Corée du Nord, 1958, aux aurores. Une chambre d’hôtel. Un Européen est l’invité du régime stalinien. Une infirmière en habit traditionnel arrive pour lui injecter dans le fessier sa dose de vitamine B12 1000 gammas. Elle a « les seins bridés… la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés[1] ». Elle est accompagnée de cinq gardes ; nous sommes sous dictature ! Pour préserver son intimité, l’homme, trente-trois ans, entraîne la jeune femme dans un coin de la pièce. Elle effectue alors son geste, délicatement. À ce moment précis, une « souterraine intimité forcée par la transgression même – le déplacement vers l’angle mort – s’établit entre l’infirmière et moi » sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés ». Cet homme est Claude Lanzmann. Son récit est autobiographique.

Durant une semaine, l’infirmière nord-coréenne revient tous les jours, à huit heures du matin. Jamais ils ne se regardent ni ne se parlent. Ils se retrouvent simplement dans cet angle mort de la pièce pour l’injection quotidienne. Et puis, le dernier jour, un dimanche, elle apparaît seule, toute Autre, métamorphosée, « vêtue à l’européenne, d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté[2] ». Cette fois-ci, ils se regardent. Les gardes n’arrivent toujours pas. Elle effectue le soin, encore plus délicatement qu’à l’accoutumée. Il tremble, ressent l’appel sexuel qui émane de cette créature méconnaissable. Elle range son matériel, il lui propose de l’argent, elle refuse violemment. Que veut-elle ? Les casquettes ne sont toujours pas là. La tension monte, puis… puis ils tombent l’un sur l’autre : « nous nous embrassons à pleine bouche, nos langues luttant avec une passion, une force, une avidité, une férocité sans contrôle ni mesure »[3], raconte Lanzmann. C’est fait ! L’injection a fait place au baiser. Les gardes vont arriver, il faut faire vite. Il se fait comprendre comme il peut, lui fixe un rendez-vous pour plus tard. Il veut lui faire l’amour, « hors du regard humain »[4].

Il est quatorze heures ce dimanche. Les deux amants se rejoignent près d’un pont avec pour objectif de se rendre à l’embarcadère. La route est longue et la surveillance omniprésente, ils ne peuvent marcher l’un près de l’autre. Enfin, arrivés au bord de l’eau, le plan peut commencer : prétexter une simple partie de canotage sur le Taedong pour quitter la ville et se retrouver enfin seuls. Dans leur barque, ils sont ensemble, enfin, et tentent de s’échapper de la flopée de canots, mais à la moindre tentative de s’extraire du cercle autorisé, un garde leur aboie dessus. Qu’importe, leur tournant le dos, la jeune femme déboutonne son chemisier, offrant à l’unique regard de son compagnon « deux seins hauts, bruns, fermes, et, sous le gauche, une terrible et profonde entaille calcinée qui balafrait son torse, prononçant à la coréenne un seul mot universel : napalm »[5]. Cette marque sur le corps qu’elle donne à voir déclenche la passion de Lanzmann : « Pétrifié, bouleversé, condamné à l’immobilité par la situation, je lui vouai soudain un amour fou », confesse-t-il, « comme de chevalerie, prêt à tout pour prendre sur moi ces souffrances passées et conquérir le saint Graal. »[6]

Les rameurs se font de plus en plus nombreux, ils doivent rentrer, il le sait, mais une pensée l’obsède : « Où me trouver seul avec elle ? Elle était là, consentante, à ma portée et hors d’atteinte, définition nominale du supplice de Tantale. »[7] Au moment de débarquer, la jeune femme fait un « faux mouvement »[8] et tombe. « Hors d’atteinte », disait-il.  Il plonge aussitôt pour la sauver. Il la remonte, et s’engage alors une course folle à travers des ruines pour atteindre l’hôtel le plus vite possible. Il la tire, la porte. Ils escaladent, chutent, dévalent, se relèvent, toujours sous les regards féroces de la population, et arrivent finalement à leur destination. Mais les gardes sont là et les arrêtent. Qu’importe, Lanzmann saisit de toutes ses forces sa « princesse inerte »[9] et s’enferme dans la chambre. Elle a tout juste le temps de se revêtir avant que les gardes ne surviennent. C’en est fini de leur fuite. Lanzmann ouvre aux policiers et Kim Kum-sun sort de la salle de bains telle une « apparition inoubliable, Vénus asiatique et botticellienne »[10]. Ils embarquent la déesse, l’interrogent, mais l’amoureux transi leur fait front, s’accuse, pérore, loue ce peuple héroïque, le Grand Leader, etc. Miracle, ils la libèrent, et notre héros de vouloir la mener cette fois-ci à l’hôpital, sauf qu’elle décide de rentrer chez elle, le laissant à sa porte.

Il rentre à l’hôtel. Une nouvelle pensée l’obsède : ne pas rester sur ce « fiasco d’amour »[11], la revoir, encore, et surtout l’étreindre une dernière fois. Aussi, le lendemain, déjouant la surveillance, il se rend à l’hôpital où elle travaille. Il la retrouve, et « elle leva les yeux, se précipita vers moi », nous dit Lanzmann, « me prit la main, m’entraîna vers la cour et, dans une encoignure… m’étreignit avec une violence qui fut aussitôt la mienne : nous reprîmes le baiser fou de la veille, langues à la lutte, bouches écrasées, souffles coupés, pendant un temps encore plus menacé »[12]. Puis elle le chassa et le repoussa.

Fin de l’histoire, de cette « brève rencontre »[13] qui a « modifié en profondeur »[14] notre narrateur. Relevons tout d’abord que la condition de leur rapprochement est de se soustraire au regard, les installant d’emblée dans un espace privé, intime. Ils n’échangeront aucune parole, mais doit-on considérer pour autant que seule la dimension de l’image prévaut ? Gageons que ce sont principalement les expériences relatives au corps qui délivrent ici les coordonnées-mêmes de leur rencontre, depuis la première piqûre administrée (le corps de Lanzmann) à la vue de cette profonde entaille (le corps de Kim Kum-sun), point de cristallisation chez lui d’un fantasme chevaleresque (mis en acte juste après en la sauvant de la noyade). Et, entre les deux, un premier baiser. Rappelons-nous alors que le terme de contingence rend compte chez Lacan autant de la rencontre amoureuse que de la rencontre avec la jouissance[15], relative au corps, si essentielle ici. Contingence qui ne fait que démontrer un point d’impossible, celui du rapport sexuel, que le contexte même de cette rencontre furtive en milieu hostile, ne fait qu’accentuer.

Épilogue : Lanzmann termine son récit par l’évocation d’une lettre que Kim lui écrivit quatre mois après. Au lecteur de la découvrir.

[1] Lanzmann C., Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard nrf, 2009, p. 294. [2] Ibid., p. 296. [3] Ibid., p. 298. [4] Ibid., p. 299. [5] Ibid., p. 303. [6] Ibid. [7] Ibid., p. 304. [8] Ibid. [9] Ibid., p. 306. [10] Ibid., p. 307. [11] Ibid., p. 309. [12] Ibid., p. 310. [13] Ibid., p. 335. [14] Ibid., p. 343. [15] Cf. Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 7.

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Amoureux de son immaturité

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« Et voilà, tralala,

Zut à celui qui le lira ! »

Ferdydurke

W. Gombrowicz

Ferdydurke est le premier roman de Witold Gombrowicz, paru en 1937. Sa rédaction est toute issue d’un effort bouffon et ironique pour assumer la critique qui avait suivi la parution de son premier ouvrage, un recueil de contes intitulé Mémoires du temps de l’immaturité, qui justement l’épinglait par l’immaturité de son écriture. De ce signifiant vexatoire de l’Autre dans lequel il est pris à son corps défendant, il fait la marque de son style.

L’amour contrarié et contrariant de sa propre immaturité est le nœud du livre, à partir duquel va germer le reste de son œuvre. D’aucuns y voient un conte philosophique voltairien ; mais il faut alors imaginer un Voltaire difforme et bancal, dont l’écriture serait déformée et grignotée de l’intérieur par une outrance davantage rabelaisienne. C’est l’ordre du Nom-du-Père bousculé par le grotesque, la grimace, l’effronterie. Le véritable couple du livre, c’est celui qu’engendre la lutte entre la forme dans son état terminal – la maturité qui nomme autant qu’elle emmure – et l’informe qui la défait, au moyen de l’immaturité comme appareil de dégradation de la complétude.

Jojo, le narrateur de Ferdydurke, est comme hésitant au seuil du stade du miroir, rattrapé sans cesse par sa prématuration initiale. Il est poussé à rejeter la forme dans laquelle il est pris dans l’Autre et qui le désigne contre son gré précisément comme immature, le précipitant dans une zone de honte de lui-même qu’il est impératif de fuir. Un rêve entame le livre : « Par une inversion temporelle qui devrait être interdite par la nature, je m’étais vu tel que j’étais à quinze ou seize ans : transféré dans mon adolescence […]. Il me semblait que, tel que j’étais ce jour-là, à plus de trente ans, je moquais et singeais le blanc-bec mal léché que j’étais jadis, mais que celui-ci me singeait à son tour et avec autant de raison ; bref, que chacun de nous deux singeait l’autre »[1].

Jojo est ensuite pris au piège d’un professeur pédant qui cherche à l’infantiliser pour asseoir son propre sérieux en le ramenant sur les bancs de l’école et en le faisant passer pour un adolescent dont le caractère poseur et affecté expliquerait ses faux airs d’adulte. Pour ce faire, il lui impose de vivre dans une pension de famille à proximité de Mlle Lejeune, une moderne lycéenne, dont il compte bien que la juvénilité le contaminera radicalement. En la rencontrant, il est aussitôt capturé par la perfection de son image : « Seize ans, un sweater ; une jupe, des sandales en caoutchouc, sportive, libre d’allure, lisse, mince, souple et insolente ! À sa vue je sentis trembler mon cœur et mon visage. Je compris au premier coup d’œil que c’était un phénomène sérieux, plus sérieux peut-être que [le professeur pédant] mais non moins absolu dans son genre […]. Lycéenne parfaite dans sa lycéanité et plus que moderne dans sa modernité »[2].

Aussitôt amoureux, il désire plus que tout lui ressembler : « Avec quelle véhémence je voulais lui montrer, avec quelle avidité ! Oui, mais lui montrer quoi ? Un adulte arrivé à la trentaine ? Non, non jamais de la vie ! À cet instant je ne souhaitais plus du tout m’évader de la jeunesse et révéler mes trente ans, mon univers s’était écroulé et je n’en voyais pas d’autre que celui d’une moderne lycéenne, avec sports, courage, entrain, mollets, jambes, danses, déchaînement, canotage – nouveau pilier de ma réalité ! C’est en moderne que je voulais me montrer ! »[3]

Alors, l’amour ? Est-il pour Jojo une voie de réconciliation entre la forme et l’informe, la maturité et l’immaturité ? Jojo pourra-t-il consentir à adopter une forme grâce à la puissance imaginaire de l’amour ? Mais comment faire quand le burlesque ridiculise sans cesse tous les semblants, contaminés les uns après les autres ? Hélas, l’amour, dans Ferdydurke, est voué à alimenter l’embrouille, car « contre le cucul, il n’y a pas de refuge »[4].

[1] Gombrowicz W., « Ferdydurke », Moi et mon double, Paris, Gallimard, 1996, p. 271-272. [2] Ibid., p. 355. [3] Ibid., p. 365. [4] Ibid., p. 504.

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À Marseille, on a aussi parlé d’amour

« On ne parle que de ça depuis longtemps, de l’Un »[1], c’est ce que dit Lacan. Il n’y a aucune raison pour qu’on ne continue pas à en parler. Mais parle-t-on d’amour aujourd’hui comme au temps de Freud ou même du Lacan de 1973 ?

« C’est trop tôt pour savoir si j’ai des sentiments », dit une jeune fille qui entretient une relation depuis bientôt un an.

Un jeune homme, qui a la même partenaire depuis des mois, énonce prudemment qu’il ne sait pas encore s’il est amoureux : « Je ne donne pas ma confiance comme ça ! » avoue-t-il.

« Avec B. ça va de mieux en mieux – dit une autre –. Sur le plan du sexe, c’est parfait, mais je ne sais pas encore si on pourra aller plus loin, c’est encore un peu tôt pour savoir ».

Et cette jeune femme, qui ose avouer à l’analyste : « J’ai honte de vous dire que je l’aime ; alors, à lui, je ne pourrai jamais le dire ».

Ou celle-ci : « Parler de sexe, ça va, mais pour parler d’amour, je serais plus prudente, on verra plus tard ».

Ces propos sont ceux de tout jeunes analysants, presque encore adolescents. Ils nous disent que l’amour, c’est pour plus tard, c’est compliqué, c’est dangereux. Ils ont surtout bien plus de mal à parler d’amour que de sexe.

Pour eux, l’amour apparaît plus précieux que les relations sexuelles qui débutent précocement et longtemps avant l’état amoureux. Avec l’apparition du désir sexuel, c’est tout de suite le partage du plaisir des corps, la jouissance du corps de l’Autre ; or, on le sait avec Lacan, la jouissance ne concerne que le corps de l’Un.

S’il y a bien attente, comme le remarquait Freud au siècle dernier, elle a changé de camp : l’attente ne porte plus sur le sexe, mais sur l’amour.

Ces observations remettraient-elles en cause l’aphorisme de Lacan du Séminaire X, selon lequel « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » ?[2] Cet aphorisme veut d’abord dire que plutôt que jouir tout seul de son propre corps, on passe par le désir du corps de l’Autre ; ce désir s’éprouve à travers l’amour, c’est-à-dire dans la rencontre d’un manque, le regret d’une absence. Or, ici, pas de manque, plutôt un court-circuit. On assiste alors à une sorte de renversement de la formule lacanienne qui pourrait s’énoncer ainsi : « Le désir permet à la jouissance, sous certaines conditions, de condescendre à l’amour ».

Comme le dit très bien cette analysante, « Je ne sais pas encore si on pourra aller plus loin ». « Aller plus loin », cela veut dire aimer, et non coucher, ce qui est tout le contraire de ce qu’il se passait à l’époque de Freud, surtout pour les jeunes filles qui attendaient leur heure, c’est-à-dire le mariage.

Aujourd’hui, condescendre à l’amour, c’est cela qui paraît difficile. L’amour, les sentiments, sont presque devenus des gros mots, difficiles à prononcer, ce qui contraste d’ailleurs avec la crudité du langage sexuel que l’on peut constater, notamment parmi les plus jeunes.

Certes, notre époque, qui est aussi celle de la pornographie généralisée, met à jour plus que jamais la jouissance du Un ; elle n’en a pas pour autant éliminé une certaine idéalisation de l’amour, qui n’a rien à envier à l’amour courtois. Dans l’amour courtois, le désir devait rester inassouvi et c’était l’impossibilité de l’assouvir qui faisait grandir à la fois le désir et l’amour. Aujourd’hui, on offre son corps bien avant de donner sa confiance et l’amour vient de surcroit. En termes lacaniens, on ne donne pas son manque facilement.

Si l’amour est ainsi différé, parfois pour longtemps, parfois pour toujours, il apparaît bien séparé du désir, tout comme Freud l’avait repéré, et il peut rester idéalisé.

Cette nouvelle forme d’idéalisation de l’amour n’est sans doute pas sans liens avec la fragilité des couples de notre époque. Mis en place de vérité, l’amour déçoit vite, il a du mal à résister au couple. Ainsi, la moindre faille qui apparaît chez l’Autre le fait chuter. On change alors de partenaire, car ce n’était pas lui, ce n’était pas elle et l’on ne s’en arrange pas.

Sur cette question, hommes, femmes, hétérosexuels ou homosexuels se rejoignent. Pour tous, le partenaire est à l’image des objets de consommation courante, on le prend, on le jette s’il ne convient plus.

Au fond, le clivage du désir et de l’amour reste conforme aux considérations freudiennes, mais sous une forme inversée. Chez Freud, l’insatisfaction était aux commandes : faute de jouir, il restait à désirer. Avec le renversement actuel, on jouit d’abord, on court-circuite le désir et il reste à aimer. C’est la volonté de jouissance qui est aux commandes avec l’impératif surmoïque « Jouis !». Quant au désir, comment serait-il assouvi puisqu’il ne cesse de courir ? Freud nous l’a appris, le désir est toujours désir d’autre chose.

« Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction »[3], énonçait-il en 1910. Une phrase que nous lisons désormais à la lumière de la formule de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

C’est cela : à la place du rapport sexuel qui n’existe pas, les parlêtres ont inventé l’amour.

Et on en parle encore !

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 209. [3] Freud S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 64.

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Contingences

Au-delà du couple S1 – S2 , ce qui se fait et peut se défaire

Une série de surprises m’a touchée ces derniers temps.

Dans le cadre d’un séminaire de lecture au Courtil nous travaillons la leçon 16 du cours de Jacques-Alain Miller « Le partenaire-symptôme ». Ce qui m’a retenue a trait à la connexion de la jouissance avec la contingence, au-delà de l’articulation signifiante faite du couple S1 – S2 et du sens joui comme valeur de jouissance.

Dans la rencontre avec un analyste, peut donc se défaire ce qui ne cesse pas, et s’ouvrir un champ de possibles. Comme le dit J.-A. Miller : « C’est bien de cela qu’il s’agit dans l’analyse, le désinvestissement du pathogène n’est jamais que de l’ordre du possible, c’est-à-dire qu’à un moment, ça cesse de s’écrire […] c’est là que s’inscrit l’acte analytique et […] c’est là que s’inscrit la passe au titre de possibilité précisément. »[1]

Quelques jours plus tôt, en séance chez l’analyste, j’entends autrement ce signifiant « impossible » qui a percuté le corps : non plus avec le sens joui mais dans sa motérialité, sa matière sonore. Dans ma lalangue, « im-possible » se prononce comme « sym-ptôme », avec un accent du sud. Cette découpe du signifiant entame le sens, allège, colore de vie.

Le 13 juin dernier, avant l’assemblée générale de l’ACF, en présence d’Éric Zuliani, a eu lieu une séance extraordinaire de l’atelier de lecture qui s’est tenu cette année au local sur le même cours de J.-A. Miller. Monique Kusnierek, Anne Lysy, Bernard Seynhaeve et Guy Poblome y ont invité Philippe Hellebois qui a établi ce cours, avec Christiane Alberti. P. Hellebois avance que cette contingence de la Leçon 16 est un moment tournant dans ce cours : J.-A. Miller pose la question « Pourquoi est-ce que telle parole de l’Autre a pris une valeur déterminante pour un sujet, pourquoi tels mots ont fait mouche pour lui ? [...] Il est question de poids, de densité, de couleur, d’intensité. » Il lie la jouissance « à ce qui, à un moment, cesse de ne pas s’écrire, mais survient, se rencontre, pour l’un » et à ce que Freud désigne comme le « facteur quantitatif » de la libido. Puis il développe : « des formations attirent une certaine quantité d’investissement libidinal […] à un certain moment, par l’effet d’un surinvestissement ça se met à agir. » Cependant « […] on ne peut jamais déduire d’une articulation la quantité d’investissement qu’elle attire ».

Qu’est-ce qui fait rencontre aléatoire, contingence imprévisible ? P. Hellebois cherche, à ce moment-là, le passage où J.-A. Miller prend l’exemple de l’obsessionnel « retenu par certaines formules ». Cette recherche prend un peu de temps. Et surprise : j’éternue ! Événement de corps qui allège et fait rire autour de moi.

Si la contingence fait le lit de l’impossible qui mène à l’analyse, d’autres contingences liées à l’acte de l’analyste qui y met son corps, peuvent désinvestir la valeur de jouissance du symptôme, « faire la révolution dans la libido » ! Reprenons les termes de P. Hellebois : « Ce qu’une rencontre a fait, seule une nouvelle rencontre peut le défaire ».

Au-delà donc du couple S1 – S2 et du sens joui, du nécessaire et de l’impossible, qui alimentent la rencontre initiale du signifiant avec le corps, il est possible de faire d’autres rencontres qui donnent du peps !

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 16 mai 1998, inédit.

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¿ Bailas ?

« Ces phrases ne visent pas à reconnaître la forme des corps :

si elles s'attardent sur eux, c'est pour ne pas voyager seules. »[1]

Quoi de mieux que la nuit pour faire couple ? Partout, les nuits du monde servent d’écrins aux corps parlants, ces errants qui tentent de suppléer au rapport sexuel qu’il n’y a pas en s’essayant à la comédie du faire couple. Parmi les mille et une variantes nocturnes du faire couple, voyons comment entre un homme et une femme, à l'occasion, une piste de danse peut être ce lieu où le faire. Au bord de chaque piste où le tango se danse, un trait d’esprit court de chacun en chacune : « le tango, c’est avant le divorce... ou après le divorce ». Façon de faire entendre le rapport mœbien qu’entretient cette danse avec le faire couple.

Quelques règles minimales, quelques façons de faire dessinent les possibles même si, en cas de rencontre, c’est toujours hors-piste qu’il faudra consentir à danser.

À l’heure des derniers métros, la milonga devient refuge des solitudes. Même si la marche du monde tend à brouiller les pistes, en ce lieu la partition est encore classique : d’un côté, les hommes ; de l’autre, les femmes. Pour qui sait danser, ce lieu ne sera jamais terre inconnue : au-delà de la langue, des codes soutiennent et civilisent ce mode particulier de la rencontre. Ils font notamment que l’on peut danser sans parler.

Avant l’étreinte, le regard. Comment danse-t-elle ? Après qui court-il ? À qui dit-elle non ? Et puis, ils se choisiront, sans échanger un mot. D’un regard, d’un hochement de tête, dans ce silence des corps que ne recouvre pas le bandonéon, un homme et une femme se lient. Ils se lient pour una tanda, quatre morceaux. La brièveté est écrite d’avance. De façon sure et garantie, la cortina séparera. Cette danse est une orthodoxie, les durées sont standard.

La danse en elle-même, si elle se veut « d'improvisation », n’en est pas moins très codifiée. Des structures, mises en forme par cette lente tentative de ponçage du réel qu’est la tradition, sont enseignées, apprises, répétées jusqu’à plus soif. Elles sont la tentative de langue commune à même de donner l’illusion d’un rapport entre les corps dansants. Hommes et femmes savent ainsi ce que chacun, de leur corps, ils ont à faire en cette occasion. Le génie de la danse, celui qui parvient à faire croire au Un, est celui qui fait de la danse un rite. Et alors, comme chez Borges, « le rite constitue le Secret »[2]. Commentant cette nouvelle, Jacques-Alain Miller propose de penser le rite comme « une action symbolisée qui comporte qu’on prête son corps au symbole »[3]. Prêter son corps au symbole, là est bien le ressort de ce rite qui consiste à se ranger, le temps d’un tour de piste, côté homme ou côté femme, et à en assumer la nature de semblant.

Seulement, au fond, chacun ne danse qu’avec son symptôme, symptôme qui trouvera à se loger, à s’incarner dans le partenaire de l’instant. Il y a celui qui s’accroche un peu trop, ou qui maintient les corps à distance raisonnable. Celle qui en fait des tonnes, ou qui ne fait que ce qu’elle imagine que l’autre lui demande. Il y a les passionnés et les tempérés, les sobres et les extravagants, les solitaires et les altruistes. Infinités de versions.

Et à l’aube, la cumparsita vient clore chaque nuit. Dans ce morceau, un homme déroule sa longue plainte. Pathos au zénith : depuis qu’elle est partie, tous sont partis... même le chien. Plutôt que de lire dans cette complainte un ratage structurel, ne faut-il pas entendre dans ces ultimes notes le rappel que faire couple n’est rien qu’être lié à un scénario, à un fantasme chiffrant dans lalangue propre à chacun les coordonnées d’une jouissance incommunicable ? Ainsi donc, chaque nuit, cette danse à deux se referme sur la solitude qui la fonde, et fait surgir la satisfaction autistique que chacun y rencontre.

Alors... ¿ Bailas ?

[1] Haenel Y., Introduction à la mort française, Paris, Gallimard, 2011, p. 11.

[2] Borges J.-L., « La secte du Phénix », Fictions, Paris, Gallimard, 1956, p. 175. [3] Miller J.-A., « Le Coït énigmatisé : Une lecture de La secte du Phénix de Borges », Quarto, Paris, Agalma, n°70, avril 2000, p. 6.

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« Accorder nos étrangetés »

Le livre de Julia Kristeva et Philippe Sollers Du mariage considéré comme un des beaux-arts[1] est un régal tant les auteurs ont à cœur de nous prendre dans les plis, nous impliquer dans les suites de leur rencontre, qui ne cesse de s’écrire jusqu’à aujourd’hui. Fécondité du discours amoureux, pour reprendre ce titre de Roland Barthes. Ils ne se sont jamais « démariés », Julia et Philippe Joyaux. Alors, en savent-ils un bout sur la chose ? A-t-on à en apprendre d’eux sur ce doux ou cruel licol – c’est selon – qu’est le mariage ? La perspective présentée est ici inverse de celle que décrit Freud dans certaines de ses pages de « Pour introduire le narcissisme ». Ici « l’amour, c’est la liberté, c’est le contraire de l’esclavage »[2]. Dans le mouvement du recueil de ces textes, écrits, parlés, où Julia et Philippe semblent converser par auditoire ou lectorat interposés, mais aussi via leur propre nom d’auteur, nous est présentée leur interprétation, incessante depuis leur rencontre, de l’inexistence d’une formule du rapport sexuel. Le titre du livre apparaît pour le moins curieux, signé par les deux auteurs, quand le mariage ne regarde que Julia et Philippe Joyaux. En est-on si sûr ? Ce lieu de l’amour, qui respire et pulse, croise le lieu de la langue, des langues, du langage. Et pourquoi pas du symptôme, voir le livre de P. Sollers Un vrai roman[3]. Des couples, nous en croisons dans ce livre tant et plus, et de toutes natures, tels que les multiplie l’amour, quand il ne sombre pas dans la mortification ou l’inertie. Comme le rappelle J. Kristeva, qui se campe en amante, épouse, mère, écrivain, psychanalyste, théoricienne de la littérature, et en fille de ses parents, en appelant à un autre différent à chaque fois.

Dans la sorte de parler-marteler (comme on dit en musique parler-chanter), que constitue l’entretien avec Marlène Belilos, en préparation des prochaines Journées de l'ECF, P. Sollers nous indique à sa manière, en artiste dont le réel est la boussole, que les inexistences du rapport sexuel ne se ressemblent pas, prises au un par un des couples : « Je suis pour mon mariage, et non pour le mariage ! »[4]. Ce à quoi tous deux, Julia et Philippe, s’attachent, c’est à nous faire approcher la singularité de leur couple. Au Il n’y a pas de formule du rapport sexuel, ils nous font ajouter qu’il n’y a pas non plus de formule de son inexistence. Ce sont deux météores du monde des Lettres, freudiens – et de plus lacanien pour P. Sollers et plus encore, ami de Lacan –, qui s’adressent à nous. Cette « vie à deux » dont ils nous tracent l’orbite – sans oublier leur fils David – ils cherchent et trouvent à nous la dire en nous faisant enjamber les succulentes formules des auteurs français dont il font partie, et que P. Sollers nous égrène comme autant de scrupuli pour faire un sort à l’ « Amour ». « Contrairement à l’objet d’amour, l’objet de haine ne déçoit jamais »[5], peut-il nous dire. On nous introduit ainsi dans une sorte d’épistémologie amoureuse, quand l’artiste fait, comme ici, résonner la frappe de l’objet à haïr, évoquant aussi l’hainamoration de Lacan. Ou encore quand il en appelle à Céline : « L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches »[6]. Exil, solitude, différence, assumés, cultivés, sont le volume où évolue ce couple. J. Kristeva n’est pas moins attentive à l’amour, dans ses formes les plus quotidiennes, comme quand il se présente comme soin : « La personne que j’aime n’est pas alors “objet de soin”, il/elle s’accomplit avec moi ».[7] Ce faisant ne dégage-t-elle pas pour nous, à son insu, de manière furtive, sous forme estompée, ce couple surprenant du sujet et de l’objet, celui qui a tant retenu Sartre dans L’être et le néant, quand il abordait la relation amoureuse ? Ici, le sexuel ne retient pas l’attention, amorti dans l’expérience de l’espace intérieur, prolongement de celui de l’enfance, sans laquelle ne peut se déployer cet « accordage affectif et intellectuel ». Un terme, « entente », est un des sillons communs de leurs propos, et P. Sollers lui donne cette frappe lacanienne : « La rencontre d’amour entre deux personnes, c’est l’entente entre deux enfances. Sans quoi, ce n’est pas grand-chose »[8]. Ajoutons celui de « conversation » que les deux auteurs reprennent en duo.

[1] Kristeva J., Sollers P., Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Paris, Fayard, 2015. [2] Ibid., p. 152. [3] Sollers P., Un vrai roman, Paris, Plon, 2007 [4] J45, Faire couple. Liaisons inconscientes, « Nous deux. Philippe Sollers », Entretien avec Marlène Belilos, https://www.youtube.com/watch?v=EXm8fN_ch8k [5] Kristeva J., Sollers P., Du mariage…, op.cit., p. 147. [6] Ibid., p. 15. [7] Ibid., p. 143. [8] Ibid., p. 41.

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L’amour est toujours réciproque

L’amour est toujours réciproque : cette proposition de Lacan est extraite d’une phrase que Lacan prononça le 21 novembre 1972 dans le cadre du séminaire Encore. Lors de cette première Leçon Lacan dira plus précisément : « L’amour, certes, fait signe, et il est toujours réciproque. »[1]

Ce « faire signe » qui manque fait trace sur fond d’absence. C'est donc une piste à suivre pour saisir la portée de cette formulation lacanienne. Mais d’abord, que peut-on entendre par réciproque ?

Dans le Dictionnaire historique de la langue française[2], il est précisé que ce mot est emprunté à partir du XIVe siècle au latin reciprocus. Il renvoie à ce qui va en arrière après avoir été en avant, à ce qui est alternant ou renversé. Cet adjectif qualifie une action ou une relation entre des personnes qui s’exerce de façon équivalente à celle du premier terme sur un second et du second sur le premier.

C’est le terme choisi par Lacan pour évoquer une des dimensions de l’amour. Nous nous situons d’emblée dans la dialectique intersubjective, celle du semblable qui peut s’appréhender par le stade du miroir. Cela nous évoque l’aspiration à faire Un du sujet parlant.

Si l’amour est avant tout une affaire narcissique, c’est que le signe a trait à la reconnaissance. L'amour est autant le signe d’une reconnaissance que la reconnaissance d’un signe. Ce qui fait signe dans l’amour, c’est le phallus. Le rapport de l’être parlant à son semblable reste marqué par la circulation du phallus. Le sujet de la parole et du langage est visé par le message qu’il reçoit inconsciemment de l’Autre sous une forme inversée. Il en va de même en ce qui concerne les sentiments, dont l’amour fait partie, puisqu’ils sont véhiculés par un cortège de signifiants. Le phallus fait signe, il vient de l’Autre incarné en l’occurrence par le petit autre. Ce signe reste mystérieux pour le sujet amoureux alors qu’il fait lien. L’identification dans l’amour contient une demande implicite et la demande d’amour vient faire consister en retour le sujet dans l’illusion de sa complétude. L’amour pourtant relève du lien à l’autre, il permet un accrochage de dupes car le sujet ne veut rien savoir de sa propre division. Je m’aime dans ce que je crois aimer dans l’autre.

Comme l’indique Jacques-Alain Miller l’amour est réciproque car « l’amour que j’ai pour toi n’est pas que mon affaire, ça te concerne aussi puisque il y a en toi quelque chose qui me fait t’aimer »[3]. Par conséquent, tu m’adresses quelque chose qui fait que je t’aime. C’est le signe venu de l’Autre qui passe par l’autre auquel, comme sujet parlant, je réponds. Tu n’es pas si passif que cela puisqu’il y a ce signe en toi qui me fait t’aimer. Ce signe que le sujet prélève en quelque sorte sur son partenaire est très actif pour celui qui aime. On est bien dans la problématique de la réciprocité puisque cela fait lien et lien social. La rencontre amoureuse entre deux sexes est permise là où il n’y a pas de rapport sexuel.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11. [2] Dictionnaire historique de la langue française. Publié par les éditions Le Robert sous la direction d’Alain Rey, édition 2006. [3] « La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ? » Interview de Jacques-Alain Miller, propos recueillis par Hanna Waar, Psychologie magazine, n° 278, octobre 2008.

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Entretien avec François Ansermet à propos de son livre La fabrication des enfants, un vertige technologique[1]

René Fiori – On lit cette chose tout à fait surprenante dans votre livre[2], à travers un cas de parents sourds qui l’illustre, que la médecine prédictive peut être utilisée pour donner naissance à des enfants malades, pour réaliser un lien, une identité. À l’encontre des systèmes d’assurances qui vont vouloir se saisir de cette médecine prédictive pour moduler leurs remboursements, peut-on imaginer voir surgir un « droit à l’identification » ?

FA  Un droit à l’identification : c’est bien de cela qu’il s’agit ! Au moment où on est de plus en plus dans un monde régi par la transmission génétique et la prédiction, en excluant le sujet, le voilà qui fait retour par la voie de l’identification. Comme si le partage d’un trait d’identification venait subvertir la tentation eugénique qu’implique toute prédiction. Les deux lesbiennes sourdes ont bel et bien mis sens dessus dessous les buts établis de la prédiction.

RF Vous relevez ce fait clinique[3] que certains parents ne réalisent pas que leur enfant, né grâce à la biotechnologie, est le leur. Ils ne se vivent donc pas comme parents. Cela ne mettrait-il pas davantage en valeur le nouage réel, symbolique, imaginaire qui sous-tend autant la place du sujet enfant que celle des sujets que sont les parents ? Serait-ce une des bonnes nouvelles véhiculées par les biotechnologies ? Ou bien une mauvaise, si cela devait être rapporté à une occurrence de déclenchement psychotique ?

FA – Les biotechnologies de la procréation soulignent le mystère de l’origine plutôt qu’elles ne le résolvent. Elles dévoilent à quel point l’enfant ramène au réel plutôt qu’à l’originaire. Pour entrer dans la fiction de la filiation, encore faut-il nouer le réel, le symbolique et l’imaginaire, pour y inclure l’enfant.

Ce dévoilement du réel pourrait provoquer un déclenchement. Ce n’est cependant pas mon expérience. Ceux qui ont une structure prête à déclencher peuvent le faire à partir de n’importe quelle occurrence : les délires psychotiques prennent d’ailleurs souvent la forme d’un délire procréatif. Au contraire, les démarches biotechnologiques de la procréation peuvent faire barrage à ce type de glissement, en introduisant des tiers. À la limite, on serait à même de dire que les procréations médicalement assistées pourraient être « un traitement » de ce déclenchement.

Marie-Christine Baillehache « Le fantasme prométhéen du tout est possible[4], qu’alimentent les technologies de procréation et de gestation de la science contemporaine, ne vient-il pas, en renforçant une jouissance au-delà du désir, court-circuiter le non-rapport entre les sexes ?

FA – Les procréations médicalement assistées permettent que le désir devienne un droit. Un droit à l’enfant, à tout prix. Mais ce qui est possible peut aussi devenir une obligation, une injonction tyrannique au service d’un système de jouissance. La jouissance d’être enceinte peut se substituer au désir d’enfant, parfois jusqu’à la décision d’interrompre volontairement une grossesse. Il n’est pas toujours si facile de court-circuiter le non-rapport sexuel par le fait de mettre au monde un enfant.

MCB  « Les procréations médicalement assistées renforcent – écrivez-vous – le côté énigmatique de la venue au monde d’un enfant »[5], mais redoublent « le déni de la place de la sexualité dans la procréation »[6]. Cette disjonction procréation/sexualité et ce déni de la sexualité, renforcés, ne confrontent-ils pas les couples contemporains à une « jouissance du tout, tout de suite »[7], compromettant ainsi sérieusement la dimension éthique de l’amour et du désir dans la rencontre sexuelle et dans le désir d’enfant ? 

FA – Les procréations médicalement assistées correspondent aux théories sexuelles infantiles, qui court-circuitent la sexualité dans la procréation. D’une certaine manière, fantasmatiquement, nous sommes tous issus de procréation médicalement assistée ! Les biotechnologies réalisent concrètement une disjonction entre sexualité et procréation. On passerait ainsi du « Un tout seul » au « procréer tout seul ». Quant au « tout, tout de suite », n’est-il pas une des formes du « tout est possible » porté par les espoirs techno-prophétiques des procréations médicalement assistées ? Heureusement, la rencontre avec l’enfant, toujours surprenante, inattendue, vient le plus souvent faire déconsister d’un coup toutes ces formations imaginaires.

Isabelle Galland – Votre livre répertorie les vertiges que l’on rencontre aujourd’hui avec les techniques nouvelles de procréation médicalement assistées, « vertige technologique » comme nous le dit le sous-titre. On est en présence de ce que vous nommez très justement « le nouvel oracle contemporain ». Ne pensez-vous pas que cela va entraîner de plus en plus, comme conséquence, une demande, voire un droit à l’enfant ? Comment la psychanalyse peut-elle réintroduire la nécessité du « un par un » et de la contingence ?

FA – Réintroduire le « un par un » et se régler sur l’incidence de la contingence, telle est effectivement la place de la psychanalyse. Pour cela, il s’agit d’être attentif aux détails subjectifs qui surgissent inévitablement au-delà de toute démarche biotechnologique. Ne pas se laisser fasciner par ce qu’impliquent les procréations médicalement assistées, ne pas en faire un piège de causalité. La contingence doit prendre la place de la fascination pour la causalité à tout faire qu’implique le fait d’avoir recours à ce type de démarches. L’acte du psychanalyste, dans le champ procréatif et périnatal, ne peut surgir que de façon décalée : il s’agirait ainsi de passer par les voies d’une « psychanalyse décalée » plutôt que d’une « psychanalyse appliquée ».

IG Vous nous dites « Si, jusqu’ici, un venait de deux, aujourd’hui un peut venir de plus de deux »[8] en faisant référence à la mère et au père mais aussi au donneur de spermatozoïdes, à la donneuse d’ovocytes ou au couple donneur d’embryon, sans oublier la mère porteuse, aussi, autorisée dans d’autres pays que la France : à quel couple a-t-on affaire alors ? Le père et la mère qui vont élever l’enfant ? Au niveau imaginaire, la femme fait-elle couple avec le donneur ou la donneuse ? Avec le gynécologue, voire le biologiste ou le généticien ? Ou avec la science qui lui promet un enfant sans maladie ?

FA – Les biotechnologies de la procréation introduisent en effet de multiples façons inédites et nouvelles de faire un couple. Comme vous le dites, avec le donneur, la donneuse, le biologiste, le généticien, le gynécologue. Et pourquoi pas aussi, dans d’éventuelles futures procréations homosexuelles, avec les cellules souches de sa propre peau, ou celles du conjoint. Avoir l’autre dans la peau ne serait plus une métaphore !

Bref, dans toute procréation, chacun fait couple de façon multiple, au-delà du couple procréatif. Le risque avec les procréations médicalement assistées, c’est que ces couples cachés apparaissent trop au grand jour, de façon traumatique, du fait de ne plus être voilés. Quoi qu’il en soit, toute procréation est assistée : jusqu’aux procréations divinement assistées, comme dans l’Annonciation. Certaines représentations de la Vierge la présentent prise d’effroi. Peut-être vaut-il mieux pas ne pas trop savoir avec qui on fait couple quand on procrée!

[1] Ansermet F., La fabrication des enfants, un vertige technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.  [2] Ibid., p. 135. [3] Ibid., p. 46. [4] Ibid., p. 41. [5] Ibid., p. 45. [6] Ibid., p. 46. [7] Ibid., p. 39. [8]Ibid., p. 13.

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« Victime ! » Ce que PIPOL 7 m’a appris

La variété des thèmes cliniques abordés le samedi a donné lieu à un grand nombre de débats et à une mise en forme du « se faire victime », du « être victime » permettant d’explorer les limites de la parole quand elle se veut thérapeutique et la distinction qui pouvait être faite avec la portée de l’interprétation analytique. Quand chaque acteur des séquences a joué son rôle, les échanges ont été fructueux, à la satisfaction de tous.

Le dimanche fut incontestablement une journée exceptionnelle et inédite à PIPOL. Non que le sérieux des interventions n’eût pas été au rendez-vous les années précédentes, mais cette fois l’audace à traiter le réel tragique des événements qui ont bouleversé nos sociétés ces derniers mois, la qualité des invités et la pertinence des psychanalystes qui leur ont donné la répartie me permet de dire, bien qu’ayant co-organisé ce congrès avec Gil Caroz, que ce programme de dimanche m’a appris quelque chose. D’une part, pour l’anecdote, qu’il nous faut une grande patience et une grande souplesse pour pouvoir accueillir des invités dont la présence est incertaine jusqu’à la veille du congrès, mais d’autre part, qu’être à l’écoute des invités, c’est parfois renoncer à obtenir qu’ils témoignent de leur division, tout en apprenant autant de leurs propres défenses vis-à-vis des questions posées.

Nos invités ont ouvert une fenêtre sur ce que produit la mauvaise rencontre avec un réel qui peut prendre la forme d’une brutalité de l’Autre ou d’une menace mortelle. Ainsi, Sigolène Vinson pour qui l’abondance des détails de l’attaque à Charlie-Hebdo accompagnait une parole émue qui résumait la catastrophe dans laquelle elle avait été plongée et dont elle s’était sortie sauve. Ce témoignage recueilli par Patricia Bosquin-Caroz et Gil Caroz était très émouvant en donnant l’idée qu’elle ne revendiquait en rien un statut de victime (il suffisait des morts et des blessés), mais témoignait d’avoir approché une zone où les repères habituels ne fonctionnent plus.

Didier François, journaliste grand reporter de guerre de longue date, avait été otage en Syrie pendant huit mois, malmené par un geôlier excité et menaçant. Son objection à toutes questions personnelles l’a fait apparaître comme un homme déterminé et grand connaisseur des organisations politiques auxquelles il avait à faire, sachant qu’il ne devait sa vie qu’aux ordres du chef du groupe qui voulait en faire une monnaie d’échange. Si le sérieux avec lequel il considérait l’organisation qui le détenait lui donnait des atouts, il nous a appris comment un homme comme lui peut résister aux risques auxquels son métier l’expose. Il nous a appris aussi comment la mort est une hypothèse de travail (qui peut devenir réel brutal, comme celle de James Foley, compagnon de détention) qui n’est pas, pour lui, sans résonnance avec la question de l’exception que l’on peut vouloir être pour l’Autre.

Le troisième témoignage, celui de Zahava Seewald, s’est radicalement rangé du côté d’une sensibilité sublimée – importance de la langue yiddish dans sa vie, importance du chant de douleur ou de souffrance –, elle n’a pas souhaité beaucoup s’exprimer sur cette journée tragique au Musée juif de Bruxelles qui vit périr quatre personnes alors même qu’elle n’était pas sur place, mais sa voix nous a régalés, comme la délicatesse de son interlocutrice l’a fait remarquer.

D’autres invités ont apporté leur point de vue à partir de leur champ de connaissance ou de compétence :

Fethi Benslama interrogeait ce franchissement que représente la radicalisation de jeunes à la recherche d’un idéal exaltant et qui ne recueillent qu’un droit de tuer.

Rachid Benzine déplorait un mésusage de l’islam chez beaucoup de jeunes radicalisés qui s’en réclament et surtout une stéréotypie de références coraniques qui s’éloignent de la portée des écritures rapportées au contexte de leur rédaction. Il prône un retour à la lecture éclairée du Coran pour parer aux désastres de la radicalisation. Marie-Hélène Brousse, Antonio Di Ciaccia, et Éric Laurent ont animé une conversation où les différents aspects de la radicalisation, son extension, son contexte géopolitique et ses remèdes éventuels. Pas d’esquive, chacun interrogeait ou répondait d’où il était.

Pliant l’organisation de la journée à sa disponibilité, nous pûmes recevoir Alain Finkielkraut qui montra la richesse d’une pensée documentée dans un échange avec Agnès Aflalo, et déclina les conditions d’une identité européenne repensée en montrant son aversion pour une indifférenciation dans le domaine culturel comme dans celui de l’amour et du sexe. Une pensée en marche contre les faiblesses de ce qui nourrit la pensée totalitaire du djihadisme, déclinaison des totalitarismes qui ont tenté de s’imposer au cours des derniers siècles.

Gérard Wajcman a fait un sort aux aspirations au martyr des islamistes radicalisés contemporains en les resituant dans l’histoire récente des conflits moyen-orientaux et dans une interprétation délirante de la religion. Il a rencontré sur ces développements la lecture de Réginald Blanchet, quand Deborah Gutermann-Jacquet montrait la revendication victimaire concurrentielle contenue dans l’expression « islamophobie » qui tend à spécifier un racisme. Antoni Vicens nous rappelait à quel point l’effacement des victimes, de leur réalité comme de leur nom, appartient à tout projet totalitaire que l’alliance du nazisme et du franquisme voulait réaliser à Guernica. Mais c’était sans compter sur la puissance de l’art et en particulier sur la force du tableau de Picasso qui certes ne ressuscita pas les victimes, mais fit en sorte que l’oubli ne les recouvre pas.

En début de journée, Miquel Bassols, président de l’AMP, avait montré comment technologie  et religion peuvent faire bon ménage, pour le pire,  au service d’une tentative de globalisation des totalitarismes.

La conclusion de la Journée sur L’otage de Claudel, adapté par Jacques Roch et joué remarquablement par lui-même avec Louise Roch et Valentin L’Herminier donnait une touche originale à cette référence majeure de Lacan qui en fit une victime sublime.

Nous avions l’impression en quittant le Square ce dimanche soir qu’une fenêtre sur le monde s’était ouverte et que la psychanalyse ne reculait pas devant le réel qu’elle découvrait. Il est essentiel que nous poursuivions ce que nous avons ébauché lors de ces Journées PIPOL et c’est un temps fort du programme de psychanalyse d’orientation lacanienne qui s’est joué. Prolongeons-le.

freudHDDessin fait par Honoré pour le département de Psychanalyse de Paris 8.

*Président de l’EuroFédération de psychanalyse

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