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Musique et psychanalyse ? Quel couple !

Nous poursuivons ici sur le fil qui nous a guidé dans la préparation de ce dossier, à savoir cette interrogation de Jacques-Alain Miller : « On peut se demander si la musique, la peinture, les beaux-arts ont eu leur Joyce. Peut-être que ce qui correspond à Joyce dans le registre de la musique, c’est la composition atonale, inaugurée par Schoenberg, dont nous avons entendu parler peu avant »[1]. Un cartel s’est constitué autour de cette question et présente dans ce dossier ses premiers travaux. Après les textes de Valentine Dechambre (LHB n° 36) et de Gérard Pape (LHB n°37), nous publions ceux de Philippe Benichou, Serge Cottet[2] et Olga Krashenko, laquelle nous fait entendre la voix de Joyce...

[1] Miller J.-A, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, 3e trimestre 2014, p. 111. [2] Plus-un du cartel « Musique et psychanalyse ».

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Schoenberg, l’inflexible

Je n’ai peut-être qu’un seul mérite : je n’ai jamais renoncé.

Arnold Schoenberg

Dans sa Conférence présentant le thème du Xe congrès de l’AMP, Jacques-Alain Miller se demandait si la musique avait eu son Joyce et proposait l’hypothèse que ce fût Arnold Schoenberg et sa composition atonale.

Dans ce travail, j’ai abordé la vie, l’œuvre et surtout de nombreux témoignages écrits* de cet incomparable musicien, à la recherche de ce qui avait pu motiver cet homme décidé à produire ce pas décisif dans l’histoire de la musique occidentale. L’effacement de la tonalité, « l’émancipation de la dissonance » ne sont pas uniquement son œuvre et les musicologues l’ont identifié chez d’autres compositeurs, certains contemporains du maître de l’École de Vienne, mais c’est lui qui en a théorisé l’emploi et produit les œuvres qui firent date et scandale.

A. Schoenberg est né en 1874 et il grandit à Vienne, dans une famille modeste. Dès son jeune âge il compose et décide de se consacrer exclusivement à la musique. Autodidacte, il fut compositeur, son répertoire compte cinquante opus, mais aussi chef d’orchestre, enseignant et théoricien de la musique. Ses premières œuvres s’inscrivent dans le mouvement post-romantique wagnérien, mais c’est en 1908 qu’il franchit le pas d’une musique qui prône l’effacement du centre tonal, principe fondamental de l’harmonie depuis le XVIIe siècle.

L’année 1908 est essentielle, car c’est un moment d’intense créativité dans un contexte douloureux dont témoigne, en plus de son activité de compositeur, sa pratique essentielle de la peinture où dominent autoportraits angoissés et regards isolés et inquiétants. En décembre 1907, son « modèle », celui dont il avait aperçu l’âme, « entièrement mise à nu devant lui », Gustav Mahler, à la suite de l’audition de la Troisième symphonie en 1904, « véritable événement intérieur », quitte Vienne pour les États-Unis. C’est son Autre qu’il perd, celui dont il parla plus tard comme d’un « saint » qu’il vénérait et à qui il adressa dans une lettre les mots suivants : « Mon ambition est de devenir aussi pur que vous, parce qu’il m’est interdit d’être aussi grand que vous ».

L’été qui suit, son mariage avec sa première épouse se brise, celle-ci l’ayant quitté pour un jeune peintre, Richard Gerstl, ami de la famille qui se suicidera en novembre de la même année. C’est le moment où il compose son Deuxième quatuor à cordes, dernier pas dans le refus de la tonalité et en septembre il met en musique un poème lequel « tout attachement à des notions traditionnelles de tonalité et de consonances est abandonné »[1]. Cet événement est cependant paradoxal, car il est à la fois rupture et aboutissement d’une tradition. Schoenberg en était conscient, lui qui aimait à dire sa dette envers ses prédécesseurs, tous allemands, lui qui n’aspirait qu’à n’être qu’un « continuateur naturel de la bonne vieille tradition bien comprise ».

Schoenberg, juif, s’était converti à vingt-trois ans au catholicisme, mais en 1933 il revint officiellement au judaïsme. Dès 1923, il se proclame juif auprès de Kandinsky, suite à des manifestations antisémites qui l’atteignent profondément. Sa clairvoyance quant au destin des juifs de son temps se fait entendre dans cette correspondance de 1923 quand il parle du nazisme comme d’une « conception du monde […] qui a pour objectif des nuits de la Saint Barthelemy ». Schoenberg ne fût jamais « irréligieux » et son œuvre fait une grande place à une thématique mystique, lui qui vouait une grande admiration à Swendenborg, au Séraphita de Balzac et qui composa L’échelle de Jacob pour écrire « la prière de l’homme d’aujourd’hui » et ce qui fut son combat intérieur vers Dieu, réflexion poursuivie avec l’opéra biblique inachevé, Moïse et Aaron. La religion personnelle qu’il exprime dans L’échelle de Jacob fût son « seul soutien » de 1914 à 1922 contre « l’effondrement » produit par les années de guerre et « le renversement de tout ce à quoi on croyait auparavant ».

En 1911, sa musique séduit immédiatement Kandinsky, qui y entendit la même volonté que celle de son groupe, celle d’une « désagrégation irrésistible des lois de l’harmonie et de l’art européen », mais le peintre sut également trouver dans la peinture de Schoenberg une valeur artistique et trois de ses tableaux figuraient à la célèbre exposition du Cavalier bleu.

Les œuvres de Schoenberg scandalisèrent nombre de ses auditeurs, mais il y fut indifférent et trouva un soutien auprès de Richard Strauss, un des maîtres de son temps, et surtout de Gustav Mahler qui n’hésita pas à s’en prendre au public malveillant lors des représentations auxquelles il assistait. En France, il reçut le soutien de Ravel, Poulenc et Milhaud. Schoenberg sut s’associer des élèves dont Berg et Webern qui furent avec lui les représentants de l’École de Vienne. En 1921, la logique de son œuvre le conduit aux premières œuvres dodécaphoniques, invention de séries des douze notes de la gamme sans qu’aucune ne se répète, nouvelle manière de réduire l’appel à un centre tonique dans la création et d’un « perfectionnement dans la continuité de la structure » destinés à assurer « la suprématie de la musique allemande » pendant cent ans.

En 1933, fuyant la persécution, il quitta définitivement l’Allemagne pour les États-Unis où il resta jusqu’à sa mort en 1951. Malgré sa notoriété, il lui fut difficile d’obtenir des postes d’enseignement (il eut cependant pour auditeur admiratif John Cage qui devint son élève). Ainsi paya-t-il son désir « inflexible »[2] d’une musique nouvelle par une précarité financière qui fut sa condition tout au long de sa vie. Cette inflexibilité, il la fît entendre en réponse à ceux qui lui prédisaient qu’il se plierait aux attentes de l’Amérique par ces mots : « Je détruirai d’abord l’Amérique ! ».

Plus profondément, cette inflexibilité devint pour lui, à un moment qu’il n’est pas possible précisément de dater, une réponse à la volonté divine faisant de lui un prophète. Dès 1911, dans un article consacré à Franz Liszt, il fait de la foi ce qui fait d’un artiste inspiré par l’inconscient un « prophète ». En 1931 il dit pour justifier le caractère incompréhensible de son œuvre à certains critiques : « À celui à qui notre Seigneur a assigné la vocation de dire des choses impopulaires, le Seigneur a donné également la faculté de se résigner à ce que ce soient toujours les autres qui soient compris ». Il se considérait toujours à la fin de sa vie comme quelqu’un qui avait dû dire « des choses qui paraissaient impopulaires, qu’il fallait pourtant dire ».

Cette position fut t celle de son Moïse qui, selon ses termes, ressemblait à celui de Michel-Ange, surprenant écho des propos de Freud, en ce qu’il n’était « pas du tout humain » et qu’il considérait comme « tellement lié » à sa propre personne. Moïse et Aaron[3], dont il écrivit le livret et la musique des deux premiers actes, met en scène le conflit entre l’idée que porte Moïse d’une divinité, infinie, incompréhensible, éternelle, et la parole que porte Aaron, médium nécessaire pour transmettre l’idée au peuple d’Israël. L’opéra est inachevé et les dernières notes écrites sont celles qui accompagnent les mots déchirants de Moïse, impuissant à transmettre le message divin après qu’il eut brisé les Tables de la Loi : « Parole ! Parole ! Tu me manques ». Prophète donc et père d’une nouvelle tradition, mais prophète sans exaltation et conscient du fait qu’il faille « plusieurs décennies » avant que ses œuvres soient « parfaitement comprises ». Notons en outre que cette identification est peu présente dans ses écrits où ce qui prévaut c’est l’explicitation de la logique musicale à l’œuvre dans sa création et le rejet de la référence au goût pour en juger.

À quoi répondait la nécessité de composer de Schoenberg ? Ce qui est certain c’est qu’il composa peu, mais que composer était pour lui « obéir à une pulsion intérieure ». Il croyait en une force inconsciemment créatrice qui permettait qu’une œuvre « en croyant ne dépeindre que nous-mêmes » réponde pourtant à des attentes susceptibles de toucher le public. Pour lui le sujet de la musique était « la libération de l’esprit créateur » parlant avec sa langue propre des « problèmes de l’humanité » et touchant à la fois « la pensée et l’émotion ».

Très tôt Schoenberg évoque sur lui l’influence de la poésie et le « besoin » qu’il éprouva d’en « refléter musicalement l’effet » et il compose sur des textes de Richard Dehmel, Stefan George, August Strindberg ou ses propres textes. À Richard Dehmel, il écrira que c’est à sa lecture qu’il ressentit « le besoin de chercher un ton lyrique nouveau ». Quand il écrit la musique d’Erwartung, monologue entre cauchemar et réalité d’une femme abandonnée par son amant et qui le découvre mort, chaque note est pensée en relation avec le texte et veut en exprimer la substance. Mais il réfuta que sa musique soit compréhensible à partir du texte qui l’avait inspirée et lui-même se contenta parfois de l’inspiration des premiers mots d’un texte pour composer une œuvre complète.

En 1909, dans une lettre très importante au compositeur Busoni, il dit aspirer à « la libération complète de toutes les formes, de tous les symboles, de la cohérence et de la logique » avec pour but d’en finir avec l’harmonie comme fondement de la création musicale. Il veut que sa musique exprime « l’illogisme » qui préside à la vie psychique, qu’elle soit « expression du sentiment, tel que le sentiment est en réalité, lui qui nous met en rapport avec notre subconscient, et non pas comme un hybride monstrueux de sentiments et de logique consciente ». Pour atteindre ce but, le rejet de l’harmonie tonale est la voie royale. Et « n’avoir aucune intention ! ». Cette esthétique fait de Schoenberg un expressionniste dans le domaine musical à cette époque de sa création (avec le dodécaphonisme c’est un mode de composition davantage centré sur la notion de cohérence qu’il soutiendra). On trouve également dans sa correspondance avec Kandinsky cette relativisation de la conscience dans le travail de création. « L’art appartient à l’inconscient ! C’est soi-même que l’on doit exprimer ! » Dans sa musique dite atonale, Schoenberg était persuadé qu’un « nouveau moyen de rendre les états d’âme et les pensées avait été découvert ».

Au-delà de ce subjectivisme existe cependant chez Schoenberg à la même époque, une volonté de « chiffrer » les énigmes que l’homme rencontre et d’atteindre à « l’Inconcevable », soit Dieu, qui nous échappe à vouloir le comprendre. Dans sa quête d’une forme nouvelle, il veut trouver « un être nouveau, inconnu, inconcevable ». Il s’agit de « saisir l’inexprimable » dans une langue, celle de la musique que, citant Schopenhauer, Schoenberg spécifie d’être « une langue que la raison ne comprend pas ». Aussi dans ses écrits théoriques tardifs, la justification expressionniste n’est plus présente, la musique dispensant un « message prophétique » qui révèle « la forme de vie plus noble à laquelle aspire l’humanité ».

Alors Schoenberg, Joyce de la musique ? Ce qui est certain c’est qu’avec la disparition de la tonalité et le refus de l’accord parfait qui fonctionnent en musique comme points de capiton, attribution a posteriori du sens de l’œuvre dans sa totalité, Schoenberg touche au symbolique en musique. Il s’agit alors « de nouvelles manières de construire les phrases et les structures formelles ». Lui-même relevait que ses contemporains ne pouvaient suivre le sens de ses œuvres, mais il n’en considérait pas moins qu’il y avait « un véritable sens » à son message et une « intelligibilité ». Cette intelligibilité, il s’efforça d’en produire la théorie dans ses textes consacrés à la dissonance, mais il est certain qu’elle reste inaccessible à la plupart des auditeurs qui n’en éprouvent qu’une rencontre avec un insupportable, comme en témoignent les réactions de rejet dont son œuvre fut l’objet, réactions qui sont toujours d’actualité (on en trouve aujourd’hui la manifestation dans le courant dit néo-tonal[4] qui montre que le révisionnisme existe également en musique). Le développement de son œuvre conduisit Schoenberg, au bout de douze ans de recherche, de l’émancipation de la dissonance à l’établissement d’un nouveau mode de composition se substituant au système tonal, le dodécaphonisme.

Pourtant Schoenberg refusa le qualificatif de « révolution », lui opposant l’idée qu’il s’agissait du « développement logique des ressources musicales dont on disposait déjà ». La publication de son Traité d’harmonie en 1911 lui valut d’ailleurs la reconnaissance qu’il était « élevé dans la tradition de Brahms ». Dans un texte souvent cité où il énumère ses maîtres[5], il conclut ainsi : « Je m’enhardis à tirer gloire de ce que j’ai écrit une musique réellement nouvelle qui, appuyée sur la tradition, servira un jour à son tour de tradition ». Il faut ajouter que Schoenberg n’innova pas en ce qui concerne les formes et les instruments de la tradition occidentale, composant sérénade, concertos, opéras, symphonies, quatuors, œuvre chorale comme ses maîtres. Ce qu’il affirma dans un premier temps c’est qu’il composait avant tout une musique qui lui plaisait. Pas seul cependant. Dans plusieurs écrits, il revient sur ce qui est à l’œuvre dans la création qui nous éclaire sur le véritable sens de sa référence à l’inconscient dans le processus créateur. Il y voit l’intervention du Tout-Puissant, auteur d’un miracle que jamais son « seul talent n’eut été capable de concevoir », un « mouvement inconscient dont vous a fait gracieusement don le Suprême Dispensateur ».

Schoenberg ne rencontra jamais Freud, lui qui habita entre 1908 et 1910 à quelques pas de la Berggasse, et il ne s’est pas intéressé à la psychanalyse. On ne trouva aucun ouvrage de psychologie ou de psychanalyse dans sa bibliothèque après sa mort. Herbert Graf, le petit Hans, fût cependant un de ses metteurs en scène et Schoenberg loua son travail. Max Graf, le père du petit Hans, écrivit dans un livre dédié à l’œuvre du vivant du compositeur. Et pourtant, le texte profondément psychologique d’Erwartung fût écrit par Marie Pappenheim, parente de Bertha Pappenheim, que nous connaissons sous le nom d’Anna O…

Mais concluons en musique ! Nous vous laissons apprécier la distance entre La Nuit transfigurée, œuvre majeure de la première période https://www.youtube.com/watch?v=U-pVz2LTakM et une de ses premières œuvres atonales, 5 pièces pour orchestre (1909) https://www.youtube.com/watch?v=ooW4Jk8umxw

[embed]https://youtu.be/U-pVz2LTakM[/embed] [embed]https://youtu.be/ooW4Jk8umxw[/embed] *Le lecteur pourra en trouver la liste dans la bibliographie jointe à la fin du texte [1] Stuckenschmidt H.-H., Arnold Schoenberg, Paris, Fayard, 1993, p. 104. [2], Schoenberg A., « Lettre à Hugo Botsiber », Correspondance 1910 – 1951, Paris, Jean-Claude Lattès, 1977, p.57. [3] Moses und Aaron sera présenté dans une mise en scène de Roméo Castellucci du 17 octobre au 9 novembre 2015 à l’Opéra de Paris. [4] cf. « L’affaire Ducros/Befa au Collège de France », soit la « bataille » des tonaux contre les atonaux. http://www.philippemanoury.com/?p=5182 [5] Schoenberg A., « Du nationalisme en musique (II) », Le style et l’idée, Paris, Éd. Buchet-Chastel, 2011, p.139. Bibliographie Dans ce texte, les passages entre guillemets sont des citations de Schoenberg tirées des ouvrages suivants : Stuckenschmidt H.-H., Arnold Schoenberg, suivi d’Étude de l’œuvre, par Alain Poirier, Paris, Fayard, 1993. Schoenberg A., Le style et l’idée, Paris, Éd. Buchet-Chastel, édition augmentée, 2002. Schoenberg A., Journal de Berlin, Paris, Christian Bourgois, 1990. Schoenberg A., Correspondance 1910 – 1951, Paris, Jean-Claude Lattès, 1977. Schoenberg A., Schoenberg-Busoni, Schoenberg-Kandinsky, Correspondances, textes., Genève, Éditions Contrechamps, 1995. Schoenberg A., Regards, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1995.

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ALBAN BERG : lyrisme et dodécaphonisme. Le Concerto à la mémoire d’un ange

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Le concerto pour violon écrit en 1935 est la dernière œuvre de Berg. On l’a considéré comme son testament musical en raison des circonstances qui présidèrent à sa création ; la mort de la jeune Manon Groppius à l’âge de 17 ans, fille d’Alma Mahler ; son atmosphère funèbre avec les références explicites de Berg à la mort dans la partition même semblent confirmer ce jugement. Pourtant, les biographes nous apprennent que Berg n’était pas spécialement lié à cette jeune fille. Si l’on cherche l’expression des sentiments privés de l’auteur, c’est sa passion contrariée pour sa maîtresse (d’un jour... paraît –il, mais Muse toute sa vie) Hanna Fuchs qui domine l’œuvre. La mort de Manon voile un deuil plus intime comme une sublimation mélancolique du renoncement.

Le musicologue Alain Galliari[1] démonte la légende qui veut que Berg ait eu la prémonition de sa propre mort en composant le concerto. Cette œuvre tragique n’est pourtant pas son requiem même si Berg est mort un an plus tard en 1935 (accidentellement d’une piqure d’insecte). En fait, on projette sur Berg la légende du requiem de Mozart.

L’œuvre fut écrite avec un enthousiasme et une rapidité inattendus, Berg interrompant sa rédaction de Lulu pour se précipiter sur cette partition commandée par le violoniste américain Louis Krasner. Ce dernier la joua en première audition à Barcelone le 13 avril 1936 après la mort de Berg au début de la guerre civile, avec Hermann Scherchen au pupitre ; puis à Londres le 1er mai 1936, sous la direction de Anton Webern. On dispose de l’enregistrement sur YouTube : interprétation émouvante jouée très lentement dans un phrasé romantique, l’orchestre dominant nettement le soliste, sans doute paralysé par la performance.

Berg, semble-t-il, conserva cette bonne humeur une fois l’œuvre achevée. Entre temps, la symphonie de Lulu fut donnée à Prague avec succès (tandis qu’elle était interdite à Karlsbad par les nazis).

Le concerto, œuvre populaire, bien que tout à fait sérielle, sert de paradigme pour juger de la liberté que prend Berg pour s’affranchir parfois de la règle dodécaphonique. Pour les puristes, Alban Berg n’est pas un sériel rigoureux : l’œuvre est hybride, tantôt tonale tantôt atonale, truffée de citations musicales connues et de musiques populaires viennoises. Selon Pierre Boulez[2], des restes de mauvais goût et de préciosité un peu fade, caractérisent cette troisième période du musicien. Il stigmatise dans Lulu une esthétique assez grossière, une parodie pâteuse issue de l’expressionisme allemand déjà vieilli à cette époque.

On peut voir la chose autrement : non pas la régression au conformisme viennois, pour rendre l’œuvre acceptable au public mais, au contraire, la caricature de ces clichés, comme la fin d’un monde que la valse viennoise représente. Ravel avait fait de même dans La Valse, ce « tourbillon fantastique et fatal », œuvre écrite pendant la grande guerre et jouée en 1920. À cette même date, à l’invitation de Berg et Schoenberg, Ravel la joua à Vienne avec le pianiste Casela pour piano à quatre mains ; sans qu’on puisse dire qu’elle ait influencé les citations viennoises du concerto.

Les élèves de Schoenberg n’avaient pas d’intention révolutionnaire et s’inscrivaient volontiers dans la continuité de la musique allemande post wagnérienne, Mahler compris (voir l’article de P. Benichou). Ils n’ont pas subi l’influence ni de Debussy ni de Ravel. C’est plutôt le contraire ; le Pierrot lunaire de Schoenberg date de 1912, et c’est Stravinsky qui l’a fait connaître à Ravel qui écrivit peu après, en 1913, la musique des Trois poèmes de Mallarmé. Debussy est joué à Vienne également. Au reste, l’atonalisme est loin de l’impressionnisme à la française, considéré encore comme une musique de salon. Une idée de ce décalage est fournie par les références à la peinture comme en témoignent les affinités du groupe avec l’expressionnisme berlinois venu du Blaue Reiter : Munch, Otto Dix, Nolde… L’abstraction avec la peinture de Kandinsky est explicitement revendiquée par Schoenberg. Il est vrai que Berg penche pour Klimt mais l’expressionnisme triomphe dans Wozzeck et plus encore dans Lulu.

Dans le concerto, le phrasé très précis maintient la tradition classique du lyrisme au violon. Berg a commencé à écrire pour la voix et finit avec un concerto contemporain de son dernier opéra. D’autres moyens très expressifs contribuent à compenser la perte du code symbolique créé par l’atonalisme en ayant recours au récit, voire au programme. Les adjectifs employés dans la partition sont assez explicites concernant les sources dramatiques de la composition : doloroso, amoroso, religioso. Pour certains musicologues, le concerto est traversé par un texte crypté, véritable numérologie, à quoi Berg, très superstitieux, adhérait. Cette croyance est d’ailleurs le seul rapport lointain que Berg entretient avec la psychanalyse. Il a été en effet en contact avec Fliess (le Fliess de Freud) qui lui a transmis ses élucubrations sur les chiffres et les lettres, notamment le chiffre 23 qui cristallise un nœud de significations privées chez Berg.

Mme Marie Faucher invitée de notre cartel, et qui fait une thèse sur Alban Berg, nous a confirmé que nombre de détails du roman sentimental du musicien sont signalés par des intervalles de notes répétitifs qui surplombent l’écriture sérielle. D’autres musicologues croient lire, tels des messages subliminaux, nombre de passages liés au souvenir d’Hanna Fuchs. Alain Galliari reprend sans critique l’exégèse occulte de Douglas Jarman[3] qui fait du concerto une musique à programme où s’avoue l’inconscient chiffré d’Alban Berg. On a usé et abusé de ces références comme d’un codage labyrinthique pour établir des relations terme à terme entre épisode biographique et partition, allant parfois jusqu’au détail ridicule comme l’attribution du nom de l’aimée à telle ou telle note ; le chiffre 23 pour Berg et 10 pour Hanna, ou l’interprétation d’intervalles récurrents : pour Hanna Fuchs (H F : si fa), et pour Berg (A B : la si), la notation allemande des notes utilisant les sept premières lettres de l’alphabet.

Ces spéculations montrent à quel point les musicologues ont besoin de remplir de sens une musique qui procède à la dissolution de l’ordre harmonique qui est le code symbolique spontané du public.

En revanche, la fusion du moderne et du baroque, de l’atonal et du tonal est tout à fait explicitée dans le concerto : débutant avec le cycle des quintes, atonal, (premières mesures du violon) l’œuvre s’achève avec l’utilisation du choral de Bach Es ist genug (« C’en est fini »), dont les quatre premières notes en gamme par ton, sont les dernières de la série utilisée dans le concerto (si, do dièze, mi bémol, fa). Cette synthèse se fait également avec la musique populaire, comme dans l’opéra Wozzeck ; dans le concerto, c’est le folklore carinthien qui introduit des coupures dans le discours sériel…

Enfin, Berg surligne les passages les plus tendus du concerto en les signalant par l’écriture ; par exemple Hochpunkt de la mesure 325 (point culminant). On pense à la note « si » naturelle dans Wozzeck, amplifiée par l’orchestre au moment du meurtre de Marie dans un monstrueux élargissement.

Notre objet n’est pas l’analyse de l’œuvre du point de vue de l’écriture musicale, qui est affaire de spécialistes. On pose la question : une œuvre sérielle ne peut-elle passer dans le public qu’à la condition d’un compromis avec une certaine tradition tonale, un pastiche de l’ancien, un recours au lyrisme traditionnel des concertos il faut de violon dans l’Allemagne du XIXe siècle ? La même question s’est posée pour Lulu. On pensera que l’expressionisme attardé de l’œuvre supplée la radiation du code harmonique par une parodie pâteuse (Boulez encore) et grandguignolesque de drames sordides. Pourtant le dodécaphonisme va comme un gant à la perte de sens et de repères symboliques des années 20 comme à l’égarement de la jouissance à cette époque. Un Webern, pourtant séduit par Egon Schiele, mais austère et pudique, rendra le sérialisme vierge de toute effusion folklorique. La génération d’après, convertie au sérialisme intégral, l’aura bien compris : Cage, Berio, Stockhausen, Boulez, les plus radicaux des années 50 se sont complètement affranchis des clichés de la musique populaire ; c’est ainsi que le problème de la diffusion de leur œuvre peut se poser.

[1] Cf. Galliari A., Concerto à la mémoire d’un ange – Alban Berg 1935, Paris, Fayard, 2013. [2] Cf. Boulez P., Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, pp. 311 et 325. [3] Jarman D., Alban Berg, Wilhelm Fliess and the Secret Programme of the Violin Concerto, The International Alban Berg Society n° 12, 1982.

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La parole et la musique

Lacan nous a mis sur la voie de l’inconscient structuré comme un langage. Dans cette perspective, l’être parlant est représenté par les signifiants qui le déterminent quand il parle. Comme Lacan nous l’enseigne également, le sujet dit toujours plus qu’il ne pense dire. Dans l’expérience analytique, l’acte de parler nous montre comment l’être parlant est pris dans les signifiants de l’Autre ainsi que par le réel de lalangue, les signifiants qui lui sont propres et qui ne sont pas partagés avec les autres.

Bien que la musique ne soit pas un langage, le sujet est pris dans le discours de la culture musicale, qui le détermine aussi. Le discours de la musique écrite, dans la culture académique européenne par exemple, représente un aspect de ce qu’est une musique qui n’est pas partagée par les autres cultures musicales du monde, celles qui dépendent des traditions orales. Malgré ces différences de cultures musicales, je constate qu’il y a toujours un lien étroit entre la matière linguistique et la matière musicale. Les deux matières, linguistique et musicale, sont capables d’être transcrites et analysées avec les mêmes paramètres sonores qu’ils partagent : temps, rythme, dynamique, intonation, registre, hauteur, articulation, expressivité, etc.

Ce qui les distingue, c’est la signification qui résulte, pour la matière linguistique, de l’articulation entre signifiant et signifié. Néanmoins, le fait de partager des paramètres communs implique qu’il y a un lien entre la musique et la parole au niveau du son. Quelles conséquences pour le lien psychanalyse et musique ?

Pour répondre à cette question, je vous propose ma transcription en partition musicale d’un fragment d’enregistrement de James Joyce qui lit la dernière partie de l’épisode Anna Livia Plurabelle de Finnegans Wake[1]:

krashenkoHD

Écoutez Joyce sur : https://www.youtube.com/watch?v=M8kFqiv8Vww

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Cet exemple nous montre une organisation rythmique unique de la parole, qui correspond à la mesure 6/16 et, à l’exception d’une courte pause, une parole qui coule continuellement, comme le fleuve kennet mentionné dans le fragment de Joyce, et ce, malgré une succession de paroles courtes.

Quand on parle, on essaie communément de séparer les mots courts par des pauses afin qu’ils ne se collent pas les uns avec les autres et que le sens ne soit pas perdu. Dans l’exemple de la lecture de son texte par Joyce, les mots deviennent matière musicale pour une séquence rythmico-percussive au tempo rapide. Mon analyse de la lecture du texte de Joyce m’a permis de mettre en évidence que Joyce se souciait beaucoup de la sonorité du texte et qu’il a trouvé une modalité vocale pour lui-même qui se situe entre une lecture expressive – grâce à son accent irlandais – et une aspiration à la composition musicale et poétique dans le sens le plus formel de ces termes.

Toute parole est potentiellement susceptible d’être transcrite sous la forme d’une partition musicale. Cependant il est absurde d’imaginer un monde dans lequel la parole du sujet serait toujours possiblement reproductible uniquement à partir de partitions musicale ! De plus, la musique n’est pas déterminée par un seul discours culturel, et elle pourrait être conçue, non pas comme une partition écrite, mais comme un chakra (voir en Inde), c’est-à-dire une énergie sonore qui a des effets sur le corps entier ou sur des parties du corps.

John Cage pensait qu’il existe une équivalence entre son et musique telle que : « tout son = musique », indépendamment de la provenance du son. Néanmoins, le mot « tout » est à relativiser. Lacan a mis l’accent sur l’incomplétude du « tout », il a plutôt mis la vérité du côté du « pas-tout » et donc, je ne dis pas : « toute parole = musique ».

C’est pourquoi je préfère penser parole et musique comme les deux côtés du « fleuve coulant » de Joyce. D’un côté, nous essayons de comprendre ce que le fleuve veut dire et, de l’autre, nous écoutons la musique que le fleuve produit.

Un auditeur d’une conférence du célèbre philosophe Alexandre Sekatski rapporte un événement curieux survenu lors d’un exposé de ce dernier : « Pour moi, très souvent, ce que Alexandre Kupriyanovich [Sekatski] dit entre en moi comme une musique très belle... Ce n’est pas une petite chose. Il parle très bien et je comprends qu’il y a un au-delà de sa parole, mais je ne le saisis pas à cause de l’abondance des termes philosophiques. »[2] Cet exemple nous montre que pour que l’expérience de la parole incompréhensible devienne une expérience musicale et pas un non-sens, il est nécessaire pour l’auditeur d’avoir affaire à un être parlant qui est « sujet supposé savoir ». L’auditeur fait valoir la parole incompréhensible du sujet parlant qui lui permet [à l’auditeur] de jouir d’une sublimation du non-sens entendu comme « belle musique ». Cela lui permet de projeter sur le non-sens de la parole entendue un sens imaginaire mais impossible à dire, un « jouis-sens ». Si l’auditeur « dé-suppose » à l’être parlant un savoir- faire, il va entendre le non-sens propre à la parole de l’être parlant et non une belle musique.

Derrière la musique de même que derrière la parole peut se trouver un être parlant qui se présente au public comme une sorte de prophète, par ses paroles et sa musique vocale, instrumentale et électronique (voir Stockhausen[3]). Si la transmission du message musical n’engage pas la jouissance du public et que le compositeur est « dé-supposé » savoir- faire, ce qui est entendu peut ne pas être perçu comme de la musique », mais comme la propagande d’un gourou et de sa secte.

Ni la parole ni la musique de ce compositeur ne seront perçues comme une « belle musique » du non-sens de laquelle on peut jouir, sans savoir pourquoi.

« Le fleuve coulant » kennet de James Joyce dit que « every telling has a taling ». « Taling » n’est pas simplement un jeu de mots sur le mot anglais « tale » (« histoire »), mais « taling » veut dire également « un commérage méchant et faux ». Pour Lacan, il est impossible de dire toute la vérité, il y a une part de la vérité qui, de toucher le réel, est une vérité impossible à mettre en mots.

Cette vérité impossible à dire ne peut pas être révélée non plus dans les analyses et commentaires écrits de la musique. Nous ne pouvons parler que de nos fantasmes quant au sens de la musique et autres mi-vérités imaginaires. Cela nous oblige à en revenir à l’écoute des grands chefs d’œuvres musicaux et cela nous rend reconnaissants pour leur effet de jouissance qui nous donne l’impression d’entendre dans la musique une vérité universelle et indicible.

*Après avoir étudié la musique dans des institutions de la région de Kaliningrad (Russie), Olga Krashenko suit l'enseignement de la composition au Conservatoire Rimski-Korsakov de Saint Petersbourg puis à l'Ecole Normale de Musique de Paris. Compositeur, interprète de sa propre musique et de créations d'autres compositeurs, elle est par ailleurs photographe et écrivain. Elle vit en France depuis 2009. Elle participe au cartel « Psychanalyse et Musique ».

[1] Joyce J., Finnegans Wake, New York, The Viking Press, 1974, p.213. [2] Extrait transcrit et traduit du russe par O. Krashenko à partir de : https://www.youtube.com/watch?v=XgeSBTtZfyk [3] À propos de Stockhausen, on pourra lire Manoury P., « Stockhausen au-delà… », http://brahms.ircam.fr/documents/document/20045/

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Une défense par la rhétorique

Ce sont les idées suicidaires de leur fils Noé, 11 ans, qui amènent M. et Mme B, sur les conseils de la thérapeute de l'enfant, à consulter au CPCT « Centre Parent ». En effet, cela n'est étranger, ni pour M., ni pour Mme, quotidiennement assaillis de telles pensées. Un traitement est proposé à chacun des parents.

Un écho

Je reçois M. B. inquiet pour son fils. Il dit à ses parents qu’il veut se suicider, particulièrement dans les moments où ces derniers lui adressent une demande contraignante. M. B. est très embarrassé par ce « chantage affectif », auquel il ne sait quoi répondre.

Cela fait en effet « des échos » avec ses propres idées suicidaires, survenues à 10 ans, au même âge que son fils, dans « les moments de vide ». Ses idées suicidaires se sont apaisées à 16 ans, après une année de lycée où il était interne et vivait « replié sur lui-même ». Il a « observé le monde et cherché à comprendre comment ça se passe, notamment les enjeux de pouvoir entre les personnes ». Les idées suicidaires se sont arrêtées à 22 ans, quand il a commencé à travailler.

L'énigme de la langue

À la naissance de son fils, il s’est produit un événement : « Avec ma femme, on a changé de langue » me confie M. B. C’est plutôt vers les 3 ans de Noé qu’ils ont dû faire attention à leurs propos et surtout à leur vocabulaire, réalisant que l’enfant répétait tous leurs dires, y compris les gros mots. À cette occasion, M. B. constate qu’il comprend mieux ce qu’il veut dire en me l’expliquant. Un axe de travail se dessine : faire traduire à M. B. les énoncés énigmatiques de sa langue dans le discours commun.

M. B évoque à travers ce qu’il rencontre avec son fils, les éléments de sa propre position subjective. Il se dit coincé entre les plaintes de sa femme à propos de leur fils et les paroles de celui-ci, regrettant ce qu'il nomme sa « naïveté situationnelle ». « Je reçois ce que dit l’autre sans filtre. Un quart d’heure après j’ai l’impression de m’être fait avoir ». Aussi demande-t-il à pouvoir extraire de chaque rencontre « quelque chose d’utile concernant son fils », gain dont il doit s'assurer pour supporter le risque et la perte qu'implique la prise de paroles. M. B. constate au quatrième rendez-vous que Noé ne parle plus d’idées suicidaires.

Diriger ou transmettre

La rentrée scolaire de Noé dans son nouvel établissement se déroule bien. M. B. évoque un projet : acquérir un diplôme d’ingénieur. Depuis six ans, il se forme par correspondance et passe un à un les modules requis. Il s’entend et constate qu’il « fragmente » ; c’est sa « technique » pour « rapetisser la montagne de l'inconnu » en créant des séquences définies. Il existe pour lui deux moyens de poursuivre sa carrière : « diriger ou transmettre ». Il a eu une petite expérience de direction d’équipe qui s’est avérée douloureuse. M. B. dépliera comment, perdu dans le discours de chacun de ses collègues, il ne pouvait prendre une position pour tous. Je soulignerai ce point de savoir sur lui-même, comme un élément important qui l'oriente. Transmettre, enseigner, est donc ce qu’il privilégie désormais. Fragmenter est aussi ce qu’il propose pour ses rendez-vous : « un par mois » !

Un équilibre

Au mois de décembre M. B. se présente « malade ». « Noé ça va. Il n’est plus victime dans son collège : s’il est maigrichon, comme M. B., pour se défendre des autres, il pratique désormais : la défense par la rhétorique ». Depuis 3-4 jours, M. B est assailli de « vertiges ». C’est comme « une imprécision dans l’espace », me dit-il. « Je me cogne dans les portes, ma démarche est moins assurée. » Il est « épuisé » par le rythme effréné auquel il est soumis dans son travail. Il y a 3-4 mois son supérieur, avec lequel il travaille depuis quinze ans, a quitté son poste pour un autre plus élevé. Le poste vaquant a été proposé à M. B. Celui-ci l’a refusé évitant ainsi la fonction qui risquerait de le précipiter dans le trou forclusif. Mais cela implique de se séparer de son collègue, un appui jusqu’alors indéfectible.

Dans ce moment, son fils apparaît plus agressif. M. B. peut aussi évoquer sa propre méchanceté. Il s'est emporté, « de façon vulgaire », pour signifier à sa femme et à son fils qu'il en avait « marre ». Je demande des nouvelles de sa situation professionnelle. Il m’avoue que son ex-supérieur avait dit de lui qu’il était « inactif » ! Il a su trouver « l’équilibre » entre le mordant de la réplique cinglante qu'il imaginait, réduisant l'autre au silence, et son souhait d'être entendu.

Quel équilibre pour un super-héros ?

M. B. raconte les interventions nocturnes sur le réseau informatique et les jours de travail qu'il enchaîne ensuite sans repos. Je me permets d'évoquer le droit du travail qui régule et organise les heures de récupération nécessaires. M. B. craint pour son emploi s'il ne répond pas « complètement » à ses supérieurs. Et puis, il a « l'ego du super-héros ». « Être le seul à pouvoir répondre », le pousse sur une pente mégalomaniaque : « je me sens toujours hyper balaise », me dira-t-il. Cela lui permet, certes, de recouvrir son être fondamentalement dévalorisé, mais ne trouve chez lui aucune limite et risque de le conduire à l'épuisement total.

Le contrepoint de cela est l'appui qu'il trouve sur un nouveau « binôme », un « technicien » lui aussi affecté aux interventions nocturnes. « La transmission des éléments techniques » à ce collègue permet de « dégonfler l'aura mystique de la charge de travail ». Alors que je le raccompagne jusqu'à la porte, il me dira se renseigner auprès de ses collègues sur le code du travail. J'ajoute alors : « mais oui, c'est un outil ! »

Quelques bords ?

M. B. constate que Noé parvient à nouer des relations avec ses camardes de classe, trouvant ses propres solutions.

La situation professionnelle de M. B. s'est apaisée. Quant à son diplôme, il se donne encore deux ou trois ans pour le valider.

La dernière séance lui donne l'occasion « d'extraire les points utiles » de nos rencontres. « Tout en haut de la pyramide », il note ce point crucial : « avec mon fils on se ressemble, mais nous sommes distincts. » M. B. indique que parler de son fils est aussi une nécessaire introduction à toute prise de parole. « Je m'objective pour parler de moi », conclut-il. Il accepte le nom de quelques « tiers de confiance » possibles, « en cas de besoin », non sans s'assurer d'avoir toujours l'adresse du CPCT.

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Des envies de meurtre

Mme L. vient au CPCT-parents sur un point précis, des angoisses morbides éprouvées à l’égard de ses deux filles, âgées de cinq et deux ans et demi. Ce sont précisément des pensées de meurtre : « ça travaille tout seul, dit-elle, je prends un couteau et l’idée de les tuer me vient à l’esprit ». D’emblée, Mme L. dit avoir des angoisses de séparation avec ses propres parents, notamment sa mère. Elle reporterait cela, dit-elle, sur ses propres enfants. Elle pense tout le temps, en pleurant, au départ de ses filles plus tard.

Le chantage maternel

Mme L. a peur d’envahir ses filles avec ses angoisses parce qu’elle a connu ça avec sa propre mère. Elle est fille unique, sa mère ne la laissait pas sortir et la décourageait dans ses projets. Celle-ci accepte toujours mal le fait que Mme L. soit en couple, alors que cela fait dix-sept ans qu’ils sont ensemble. Si elle rencontre son mari à l’âge de dix-huit ans, Mme L. n’est pourtant partie du domicile parental qu’à vingt-cinq ans, à cause du chantage maternel : « si tu pars, il n’y aura pas de retour en arrière ». C’était donc une coupure quand elle est partie, elle l’aurait « trahie ». Mme L. étant fusionnelle avec sa mère, elle interprète qu’elle fait pareil avec ses enfants. Au contraire, je soulignerai les efforts qu’elle fait pour ce ne soit pas le cas. Venir parler, notamment, ou avoir pris la décision de se marier et d’avoir deux enfants.

L’enfant méchante

Mme L. fait beaucoup de cauchemars et ressent une profonde fatigue. Des choses violentes de son enfance ressurgissent après le premier entretien au CPCT. Elle avait toujours l’impression de gêner sa mère et son père. Un point important : ses parents lui laissaient croire qu’elle avait des arrières pensées, qu’elle était méchante – culpabilité écrasante qu’on lui injectait. Enfant, elle était timide, mais il lui arrivait de « piquer des colères ». Alors les parents lui disaient qu’elle jouait un double jeu. Ou bien, quand elle pleurait, elle n’en avait pas le droit car, disaient-ils, « il ne faut pas être un faible dans la vie ». Je souligne auprès d’elle, de manière ironique, qu’elle a eu droit à tout.

L’apparition des « pensées de meurtre »

À dix-huit ans, la pensée de tuer ses parents lui vient. Mme L. se disait alors qu’elle pouvait devenir folle et est « tombée en dépression ». Elle a peur de devenir le monstre qu’elle a peur d’être. La pensée d’être méchante vient de l’enfance. En tout cas, elle le construit comme tel, en évoquant un souvenir : sa mère a fait une fausse couche deux ans après sa naissance. Elle suppose que comme il n’y a pas eu d’enfants après, elle a dû se sentir coupable de cette mort étant petite : « J’ai dû me dire : il n’y a pas d’autres enfants parce que je ne suis pas sage, je suis méchante ». Sa mère lui a raconté la fausse couche d’une manière bizarre qui lui a fait penser qu’elle l’incluait dans cette mort. Voici le récit de l’épisode : elles ramassaient des châtaignes ensemble ; Mme L. a alors tapé sur une châtaigne en disant « J’ai tué la châtaigne ». Ensuite, sa mère a fait la fausse couche.

Cela aurait donc été prémonitoire : « c’est bizarre qu’elle me l’ait dit comme ça, souligne Mme L., j’aurais donc tué un enfant ». Lorsque je montre mon étonnement de manière prononcée, Mme L. en rit, mais elle précise que c’est resté gravé, et qu’elle s’est construite fondamentalement là-dessus. La séparation d’avec sa mère était tellement dure qu’elle se punit d’être partie, avance-t-elle, et de l’avoir laissée.

Des angoisses « personnelles »

Les premières séances au CPCT produisent un effet : elle dit se rendre compte que ses angoisses de mort, c’est « personnel ». Elle tente de ne plus les relier à ses filles. Mme L. fait également part d’une forte angoisse quant à la reprise du travail, car cela implique de laisser ses filles. Je lui dis qu’elle redoutait de les abandonner comme elle pensait l’avoir fait avec sa mère.

De plus, les trajets en voiture lui semblent très complexes à réaliser avec les angoisses qu’elle ressent. Je l’incite tout de même à aller au travail, lieu où elle peut avoir des pensées morbides, mais « comme tout prof ». Cela ne porte pas à conséquence.

Aujourd’hui elle a un réseau d’amis mais elle se compare aux autres et se rend compte qu’elle est angoissée plus que les autres, qu’elle voit tout au dramatique : « Je ne sais pas comment faire avec le lien social, dit-elle, je dois me réajuster sans cesse. Petite, j’étais sauvage ».

Faire couple, avec qui ?

Se « réajuster » est un signifiant à partir duquel orienter le transfert. Si elle laisse sa mère l’envahir, ajoute-t-elle de manière pertinente, elle redevient la fille. Cette question se pose également avec ses filles dont elle dit former avec elles un tout : « Il y a le couple : les filles et moi, et mon mari à côté. Ça ne va pas » se rend-t-elle compte. Dans ce cas, la relation avec son mari en pâtit et celui-ci est convoqué à intervenir de manière abrupte auprès des filles. Il se plaint que Mme L. le contredise toujours en leur présence. Je souligne en effet qu’il leur faudrait des moments seuls pour parler et qu’elle peut le dire aux filles. Elle acquiesce : « il faut qu’il y ait mon couple d’un côté et les filles de l’autre, sinon j’angoisse ».

En résulte un effet thérapeutique : « J’étais le couple avec ma mère et mon père était un satellite. Je me rends compte maintenant, mon angoisse est de reproduire ça ». Mme L. a pris la décision de mettre à nouveau des distances raisonnables avec sa mère, et de mettre sa seconde fille à l’école avec à l’horizon la reprise du travail. Mme L. sait qu’elle doit penser à elle et l’angoisse est devenue le « signal d’alarme » qui lui fait dire qu’elle doit se « réajuster ». Il faut qu’elle arrive à penser à elle, et c’est ce qu’elle est en train de faire en créant une association d’entre-aide entre les habitants de son quartier. Ce cas illustre une clinique de l’Autre méchant. L’adresse au CPCT-parents doit permettre à ce sujet d’ouvrir une brèche vis-à-vis d’une sentence énoncée par l’Autre : « Il n’y aura pas de retour en arrière », et d’en saisir la valeur de jouissance, afin de poursuivre au-delà.

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Entretien avec Clotilde Leguil autour de « L’être et le genre. Homme/Femme après Lacan »

Marie-Christine Baillehache, René Fiori – Notre lecture de votre ouvrage, passionnant et très éclairant, nous a inspiré les deux questions suivantes :

M-CB – « À l’ère de la disparition du Straight »[1] et de la « dictature du plus-de-jouir »[2] réduisant de plus en plus le sujet à la pulsion, les genders studies, de Judith Butler à Monique Wittig, prônent une sexualité équitable libérée des genres et de sa conception de la domination masculine. Ne renforcent-elles pas, par là-même, la passion de l’ignorance de la complexité du rapport d’un être à l’amour, au désir et à la « captation de la jouissance »[3] ?

Clotilde Leguil – C’est tout à fait cela. Le discours des études de genre est un discours dont le but est de faire reconnaître des droits, droits à la démocratie sexuelle, comme l’énonce Eric Fassin dans sa préface à Trouble dans le genre de J. Butler, droit de jouir comme on l’entend et de se définir à partir de sa sexualité. Ce discours a une fonction qu’on doit reconnaître : il permet de lutter contre l’homophobie en rappelant en effet que l’hétérosexualité n’a rien de naturel, que le fait d’être femme ou homme et d’aimer le même sexe ou le sexe opposé ne relève pas non plus d’un programme biologique. Mais ce discours a ses limites, au sens où il s’en tient à appréhender l’être homme ou femme comme une pure construction sociale. Ce discours reste par conséquent aveugle à la singularité d’un sujet et peut apparaître à certains égards comme autoritaire de ce point de vue là. Certains y voient à ce titre un nouveau puritanisme. Je songe à la philosophe Bérénice Levet qui dénonce dans son dernier essai le caractère paradoxalement puritain du discours de ce qu’elle choisit de continuer d’appeler « la théorie du genre ».

Dans mon essai, j’essaie de montrer que le modèle unisexe n’est pas nouveau dans l’histoire de l’interprétation de la différence des sexes. Thomas Laqueur dans La fabrique du sexe a montré que ce modèle unisexe a prévalu jusqu’aux Lumières. Finalement, la question qui a toujours posé problème est celle de l’interprétation du corps féminin, nous dit T. Laqueur. Le discours des études de genre ne veut rien savoir de la féminité, tout comme d’une certaine façon le discours religieux fait l’impasse sur la féminité en tant qu’elle ne serait pas la mère. La question de la féminité reste cruciale à notre époque. Lacan l’a anticipée en sachant faire résonner à la fois ce qui n’existe pas du côté de La femme et ce qui existe du côté du rapport qu’un sujet peut entretenir avec ce lieu qui n’existe pas, cette jouissance au-delà de ce jeu dans le rapport à l’homme.

Nous n’en avons pas fini avec la féminité et même les sujets les plus émancipés des normes de genre comme Catherine Millet rendent compte de ce qu’être femme ce n’est pas seulement jouer un rôle. Les auto-fictions contemporaines, comme le dernier livre de C. Millet Une enfance de rêve, mais aussi En finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis, nous montrent que l’on n’en a pas fini non plus avec la question de son être sexué quant bien même on assumerait pleinement sa jouissance.

Puisque vous citez l’article de Jacques-Alain Miller « Les prisons de la jouissance », on pourrait dire que c’est précisément ce dont les études de genre ne veulent rien savoir. Fermer les yeux sur les prisons de la jouissance est une position idéaliste et finalement très conformiste. Cela permet de croire que le malaise dans la civilisation relève en dernier ressort de l’injustice du monde et qu’avec de bonnes normes, les sujets seront épargnés de tout malaise. La violence qui prévaut dans ce discours fait ressurgir de l’autre côté une position dite réactionnaire qui refuserait de dénaturaliser le genre et voudrait continuer de croire dans l’homme et la femme par nature. La psychanalyse lacanienne offre une troisième voie, celle qui permet de faire de l’être homme et de l’être femme une aventure toujours hors norme, qui ne peut se dire qu’en première personne.

RF – Ce que notre époque est en train de découvrir, n’est-ce pas que la jouissance n’a pas de genre ? Vos développements et remarques sur le genre, au travers de vos commentaires de différents auteurs, ne rendent-ils pas que plus actuels, en ce sens, la manière dont Jacques Lacan avait réabordé ses formules de la sexuation en abordant l’hystérie avec les paramètres de la jouissance masculine et la psychose avec ceux de la jouissance féminine ?

CL– C’est une question complexe. Je vais y répondre un peu à côté. Ce qui m’a interrogée dans cet essai, c’est la façon dont le discours des études de genre présente la question de « l’être homme ou femme » comme une norme d’une insoutenable pesanteur alors qu’en psychanalyse, c’est la répétition de l’exigence de satisfaction pulsionnelle qui vient assombrir l’existence et faire obstacle au désir et non pas le fait de s’éprouver d’un genre ou d’un autre. Là est le noyau dur, ce contre quoi on se cogne la tête. Le rapport à la féminité est plutôt de l’ordre d’une assomption de l’être à partir du manque, que de l’ordre d’un assujettissement à une norme.

Ce que notre époque est en train de faire résonner, à travers le discours des études de genre, c’est une revendication d’auto-fondation par-delà tout rapport à l’Autre. La marque qui vient de l’Autre et qui se dépose tel un stigmate sur le corps, du fait même d’habiter le langage, comme le dit Lacan, est comme passée sous silence. Comme si les sujets naissaient de nulle part, et que la vie sexuelle était sans parole, pure jouissance silencieuse, ex nihilo, jouissance du corps entier sans rapport aucun avec l’histoire du sujet. Jouissance de la plante en somme, comme le dit encore Lacan. Il me semble qu’il y a là une utopie propre à notre époque. Celle de se croire libre au point d’être maître de la chose sexuelle. Cela révèle à la fois une certaine naïveté, mais aussi une certaine position consistant à ne rien vouloir savoir de l’inconscient. Finalement, par-delà cette passion du corps et des modes de jouissances comme nouveaux modes identificatoires, il y a une forclusion de l’inconscient. J’ai voulu montrer qu’avec Lacan, être homme ou femme ne relevait pas seulement d’une problématique de l’ordre du rôle que nous imposerait la civilisation, mais d’un cheminement relevant de la contingence du désir et de la jouissance.

[1] Leguil C., L'être et le genre. Homme/Femme après Lacan, Paris, Puf, 2015, p.106. [2] Miller J-A, « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19. [3] Miller J-A, « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil n° 69, septembre 2008, p.123.

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