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Il n’y a pas de rapport sexuel entre les sons

Jacques Lacan concluait l’« Ouverture » de ses Écrits par cette phrase: « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien. »

Les lecteurs de L’Hebdo-Blog, musiciens ou pas, à qui Gérard Pape s’adresse avec ses mots, devront sans doute y mettre du leur pour entendre ce qu’il veut leur transmettre. La bande sonore qu’il leur offre, Per Dario – création récente – si elle est « jalon » de son double parcours de compositeur et d’analysant, est aussi résultat et éclaire la lecture du texte.

Thérèse Petitpierre

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Si écouter/composer/jouer de la musique est mode de jouir, comment une cure psychanalytique menée à son terme peut-elle influencer, ou pas, ce mode de jouir ? Le sujet instrumentiste/compositeur/mélomane va-t-il cesser de chercher du sens dans la musique qu’il compose/écoute/joue, après avoir terminé sa psychanalyse ?

En tant que compositeur et psychanalyste, je constate que mon analyse personnelle a profondément changé la musique que je compose et même tout mon goût musical. Ma préférence pour le pathétique et le morbide dans la musique des autres ainsi que dans la mienne s’est réduite d’une façon marquante.

Dans ma démarche de compositeur, je me suis posé la question de savoir comment faire avec l’harmonie perdue de la tonalité ? Ma réponse à cette question épineuse est qu’il y a une autre harmonie à trouver quand on prend le son comme matière première de la composition musicale, et non la note ou le motif comme dans la musique tonale, ou même une série de notes comme dans la plupart des musiques contemporaines post-sérielles.

Je parle d’une musique que l’on peut nommer « spectrale »sans se limiter à l’approche de l’école spectrale « classique » fondée par Gérard Grisey et Tristan Murail. Dans leur approche, c’est le calcul des fréquences (hauteurs) de la note fondamentale et de ses partielles qui domine. On compose des « spectres », qui ne sont pas des accords, selon Grisey, car leurs fréquences fusionnent afin de former un timbre-son. On compose ces spectres souvent à partir d’une analyse d’un son auquel on s’intéresse à cause de son timbre très riche et on assigne à un ensemble d’instruments acoustiques les hauteurs qui correspondent à des fréquences calculées. Dans cette approche, on considère que l’analyse des fréquences du spectre est suffisante pour re-synthétiser le timbre originel. À mon sens, la question de la relation temporelle entre la fondamentale et ses partielles (leurs durées relatives), ainsi que les micro-oscillations de fréquence et d’intensité à l’intérieur du son dans le temps, est plutôt négligée dans l’approche de l’école spectrale « classique ».

J’ai trouvé dans mes recherches musicales que l’harmonie sonore est une harmonie-dysharmonie car il faut harmoniser le timbre et le temps, le son et le bruit, ce qui ne produit pas que des spectres harmoniques, comme dans le cas de la musique tonale. Les résultats musicaux ne sont pas toujours « beaux ». Cette harmonie-là est fondamentalement différente de l’harmonie (perdue) de la tonalité L’objet idéal de l’harmonie consonante, avec ses résolutions modulatrices parfaites, reste perdu à jamais.

Il y a un continuum d’harmonie sonore entre le son simple, le spectre harmonique, le spectre inharmonique et le bruit saturé qui donne des résultats équivoques pour notre écoute quand les spectres de ce continuum sonore sont mis en série dans un espèce de « modulation harmonique sonore » : il n’est jamais possible de retrouver une résolution harmonique consonante claire et nette dans la modulation harmonique sonore qui équivale à celle de la tonalité car le spectre « tonique » n’existe pas. Les spectres sont dans un continuum de succession et pas dans une hiérarchie de progression comme les accords tonals.

Est-ce-que ma solution musicale du problème de l’harmonie perdue de la tonalité représente une façon de « sublimer » ce que je nommerais « le non-rapport sexuel qui m’a traumatisé », sans en faire du sens ?

Cette solution partielle consistant en un continuum harmonie-dysharmonie peut-elle être conçue comme un « S.K. beau » dans le sens que Lacan lui a conféré dans « Joyce le Symptôme » ? Ma solution est-elle une façon de jouir de l’excès contenu dans ma musique à condition que je ne sache pas de quoi je jouis véritablement ? Bref, je jouirais grâce à mon symptôme musical harmonie-dysharmonie sans en faire « jouis-sens » : il n’y a pas de rapport sexuel entre les sons.

À ÉCOUTER EN LIGNE : https://soundcloud.com/search?q=G%C3%A9rard%20Pape%20Per%20Dario *Gérard Pape vient de publier Musipoesci : écrits autour de la musique, Paris, Michel de Maule, coll. Musique et analyse, Paris, mai 2015, trad. de l’anglais (américain) par Jean de Reydellet.

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Victime : Réalités plurielles

Anne Danièle Lanos-Joulin est psychologue. Elle travaille dans une association d’aide aux Victimes près du tribunal de Rouen. Dans le cadre de la préparation à Pipol 7, elle vient décliner le signifiant « victime » à partir des rencontres de sa pratique.

La prise en compte de la victime est une préoccupation récente en France : une trentaine d’années seulement.

Mais si le législateur a pu faire évoluer la place de la victime dans la procédure pénale, sa dimension psychique, son statut de sujet reste difficile à faire entendre. Le recueil de la parole des victimes, notamment celle des enfants et des personnes vulnérables pendant les auditions, a besoin de considérablement évoluer.

La procédure Mélanie en est une bonne illustration. Elle prévoit l’enregistrement vidéo de la déposition de l’enfant lors du dépôt de plainte initial afin d’éviter la répétition de son témoignage dans le cabinet du juge d’instruction et lors du procès, les magistrats disposant de ces enregistrements.

En réalité, un enfant victime est filmé deux fois : au commissariat de police et dans le cabinet du juge d’instruction. Il doit également venir témoigner lors du procès d’assises !

Les policiers eux-mêmes se sentent très souvent démunis ou vite exaspérés face à une victime qui pleure et ne parle pas. Cela a pour effet d’accroître le sentiment de culpabilité chez la victime qui ne se sent pas crue et qui regrette d’autant plus d’avoir parlé. Il est en effet très difficile pour une femme battue, par exemple, de livrer tout ce qu’elle a subi, mais aussi tout ce à quoi elle a pu consentir. Il est donc important qu’elle ressente qu’elle a en face d’elle un professionnel qui l’écoute sans jugement car ses révélations s’accompagnent très souvent d’un sentiment de honte.

Mais le réel de l’agression physique et/ou sexuelle rencontrée par le sujet peut avoir un effet désorganisateur et l’angoisse liée à cet événement a besoin d’être contenue. Le sujet peut se trouver totalement submergé par les images de l’agression, par les rêves traumatiques. Il ne peut dans ce premier temps le rattacher à la chaîne signifiante.

Freud dans Au-delà du principe de plaisir nomme traumatiques « les excitations externes assez fortes pour faire effraction dans le pare-excitations »[1].

Face à cette effraction psychique, le psychologue orienté par la psychanalyse va chercher à border la souffrance liée à la rencontre de la mort, de la violence de l’autre ou de la perte tragique d’un être cher et favoriser un travail d’élaboration qui permette au sujet de déployer son histoire personnelle afin de « replacer le traumatisme dans le cours de sa vie où il peut trouver à le lier »[2].

Mais la victime qui vient de déposer plainte est également assaillie de questions, de doutes suscités par la procédure pénale dans laquelle elle s’est engagée. Nous allons ensemble baliser le parcours judiciaire, en donnant sens aux convocations qu’elle va recevoir, mettre en lumière le lien qui existe entre les différents acteurs judiciaires afin qu’elle puisse avoir une représentation globale de la procédure et se l’approprier.

Un des moments les plus redoutés – mais aussi le plus attendu – de cette procédure reste le procès, surtout s’il se déroule devant la cour d’assises car la victime sera obligée de s’y présenter et d’y témoigner quel que soit son âge ! Il reste l’objet de nombreuses représentations imaginaires, angoissantes et souvent erronées, d’attente d’explications sur les motivations de l’accusé et parfois d’excuses de sa part.

C’est pourquoi nous consacrons un certain nombre d’entretiens à sa préparation, en expliquant son déroulement, en se rendant dans la salle des assises afin que la personne puisse visualiser les lieux, « s’y projeter », et qu’elle soit moins impressionnée le premier jour.

Les victimes que nous recevons ne sont ni dans la vengeance ni dans la revendication. Elles souhaitent une condamnation et « être reconnue en tant que victime pour pouvoir tourner la page, passer à autre chose », comme elles disent. L’une d’elle pourra me dire que la procédure lui avait permis de faire une distinction entre elle et son frère (condamné pour viols), « avant on était liés par le non-dit, le dépôt de plainte est venu nous séparer. Une fois la distinction faite, le résultat m’importait peu, il fallait qu’il soit reconnu coupable, mais qu’il soit condamné ou non m’importait peu ».

Il nous arrive également d’accompagner physiquement certaines victimes lors des procès d’assises. Il s’agit assez souvent d’adolescentes ou de personnes vulnérables dont la famille s’est détournée, ayant pris parti pour l’accusé.

Certains parents endeuillés par l’assassinat de leur(s) enfant(s) peuvent solliciter notre soutien. Au-delà de leur demande d’étayage, nous veillons à les protéger de l’horreur de certains témoignages d’experts ou de photographies projetées sur écran.

Au-delà de la procédure, le procès peut venir clore ce que l’effraction psychique provoquée par l’événement traumatique est venu ouvrir. Il offre à la victime la possibilité d’un apaisement, contrairement au désir de vengeance qui la mènerait dans une impasse. Reconnue victime par la condamnation de l’accusé, elle va pouvoir se détacher de ce statut pour reprendre le cours de sa vie parfois infléchi par ces événements, certains traumatismes laissant des cicatrices indélébiles.

[1] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Payot, 1920, p. 71-72. [2] Briole G., Qu’est-ce qui traumatise ? Conférence prononcée à la Section clinique de Lyon, consultable ici : http://sectioncliniquelyon.fr/wa_files/Briole-traumatisme.pdf

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Adolescence et Réseaux Sociaux, Victime ?

Le 9 juin 2015, nous avons accueilli Philippe Lacadée à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine). À travers sa conférence, il nous a transmis ce qui, d’une psychanalyse vivante et vivifiante, permet d’interpréter les discours qui entourent l’adolescent dans la modernité.

Cet événement, organisé et préparé par l’ACF Île-de-France Ouest, a eu lieu dans un collège public, ce qui nous a permis d’accueillir des médecins, des infirmières, des psychologues scolaires, des éducateurs, des parents d’élèves et des étudiants en psychologie.

Cet exercice de transmission auprès de partenaires non psychanalystes a été fait dans une langue simple mais rigoureuse, qui renforce le lien de transfert à la psychanalyse tissé avec certains partenaires dans notre région d’Île-de-France.

À travers le thème des réseaux sociaux, nous avons mis au travail la proposition faite par PIPOL 7 de mesurer les conséquences de la victimisation généralisée aujourd’hui et de dégager les axes permettant d’introduire la question de la responsabilité.

Nous avons pu mesurer très rapidement les effets d’ouverture que cet exercice a provoqués, notamment à travers le projet de poursuivre la réflexion autour de cette problématique.

P. Lacadée, avec sa proposition de définir la période de l’adolescence comme étant celle où se produit « la crise de la langue articulée à l’Autre », a pu déployer la logique qui favorise l’engouement des adolescents pour les réseaux sociaux. À partir de ce point, une réflexion s’est amorcée sur l’importance de prendre appui sur le discours psychanalytique pour éclaircir la position à partir de laquelle l’adulte répond aujourd’hui à un adolescent, réponse qui pourra susciter en celui-ci un engagement dans son dire.

Cette façon de faire circuler les signifiants de la psychanalyse dans la cité est en elle-même une façon de répondre au malaise actuel à partir d’un discours et non d’une idéologie.

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VICTIME !

VICTIME !

Ici trois textes issus du dernier rendez-vous  CPCT à Marseille en préparation à Pipol 7, Victime, victimisation, organisé et coordonné par Françoise Haccoun et Patrick Roux, présidé par Hervé Castanet, invitée : Christine De Georges.

« Victime » est devenu un problème juridique, un enjeu des politiques publiques, un phénomène social depuis une trentaine d’années. Dans les années 40, l’avocat pénaliste Benjamin Mendelsohn étudie le comportement des victimes dans le déclenchement des actes criminels. Et quelques temps après, Hans von Hentig, s’intéressant à la prévention de la criminalité, met en évidence l’implication fréquente d’un passé de victime dans l’histoire des criminels. Prévenir la criminalité pouvait porter alors sur l’attention à accorder aux victimes. La victimologie est crée, comme branche de la criminalité, en liant les deux termes entre eux.

À partir de là, la victimologie s’est consacrée à la possibilité d’être victime d’accident ou de catastrophe naturelle, puis à celle d’être victime de violations des droits de la personne, dont les responsables peuvent être un individu ou un État. Les domaines concernés par la victimologie s’étendent sans limites définies. Il faut a priori que l’action incriminée relève de la justice pénale, mais le nombre d’interdits prohibés par la loi pénale se compte par milliers, sans compter les nombreux cas qui arrivent dans les tribunaux et font jurisprudence[1]. De nouvelles catégories apparaissent sans cesse, récemment par exemple il s’agissait de faire reconnaître par la loi le burn out comme la conséquence victimaire d’un travail trop contraignant.

En 1985, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte le texte de la déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir. Il définit le droit des victimes dans le processus pénal, mais aussi les droits à la protection, à l’assistance, ainsi que le droit à obtenir réparation. Le statut de la victime est né.

Quelques problèmes apparaissent avec l’évolution de la notion de victime. Il y a d’abord le risque d’inflation d’une société victimaire. Par exemple, le domaine des pathologies infantiles est débordé par les droits des parents à obtenir des « compensations » au regard du « handicap » de leur enfant. Il y a le risque de voir apparaître de nouvelles manifestations symptomatiques, comme : « je suis victime d’un pervers narcissique », « mon enfant est victime d’un syndrome d’aliénation parentale ». Un des problèmes inhérents à la reconnaissance du statut de victime est qu’il s’agit de faire passer les conséquences morales et psychiques que la victime connaît, de la sphère intime à la sphère publique. La victime doit faire valoir, promouvoir devant la force publique son préjudice. Ce processus participe à la tendance générale à la monstration et au dévoilement, à l’œuvre dans notre modernité. Le risque est que la victime se fige dans son statut, le revendique plutôt que d’interroger les conséquences subjectives parfois catastrophiques, de l’expérience qu’elle a connue.

L’étape suivante consiste à obtenir réparation du préjudice subi en terme financier ; tout se monnaye dans la société capitaliste, au détriment de ce qui est singulier à chacun. Les États consacrent de plus en plus d’argent au Ministère de la Justice pour l’aide aux victimes, dix-sept millions d’euros de budget annuel en France ces dernières années.

« Victime ! » résonne comme « Au secours ! » C’est une holophrase, sans sujet et sans préposition. Sans sujet est le problème qui embarrasse : s’agit-il d’un fading transitoire du sujet, « Lacan parle de fading du sujet, du moment où celui-ci ne peut pas se nommer »[2], ou d’un effacement subjectif durable ? Sans préposition de son côté, il trouve vite sa détermination. On est toujours victime de quelque chose ou de quelqu’un. La figure d’un Autre tutélaire jugé particulier dans l’exercice de sa toute puissance, de sa volonté, ou de sa jouissance se profile toujours. Que cet Autre soit personnifié ou diffus, – cela peut être Dieu – un Autre est toujours responsable de ce que vit la victime. Si la victime est soumise à un événement de la nature ou de l’histoire, c’est secondairement, alors qu’en l’Autre sera épinglé l’origine du malheur.

La position de victime relève d’une aliénation à cette figure de l’Autre, la victime se trouve fascinée, embrigadée, terrorisée par l’Autre, sans possibilité de séparation. C’est ce qui éteint la subjectivité. La psychose en est le paradigme. Le paranoïaque est victime d’une persécution de l’Autre ; le schizophrène, sous influence, en est sa marionnette.

En dehors de ces cas, quand nous nous interrogeons sur la position de la victime, nous pouvons convoquer deux références chez Jacques Lacan, une dans le Séminaire XI, et l’autre dans les Écrits. Elles nous orientent sur la question de savoir ce qui est sacrifié du sujet, dans la position de victime. « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire […] n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »[3]. J. Lacan fait porter le sacrifice sur l’objet, sous entendu l’objet du désir. Le dieu obscur, nous dit-il, est lié à notre recherche du témoignage de la présence du désir de l’Autre. Nous sacrifions notre objet du désir au profit du témoignage de la présence du désir de l’Autre. Cette capture peut nous en rendre victime dans l’amour par exemple, ou pire. Mais jusqu’à quelle limite peut aller le sacrifice de notre objet du désir ? La limite est-elle, en sacrifiant notre objet du désir, de sacrifier notre castration même ? C’est le point de bascule qui fait notre question.

Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »[4] J. Lacan nous dit que le névrosé cherche à recouvrir sa castration en la niant. « Mais cette castration, contre toute apparence, il y tient. Ce que le névrosé ne veut pas, et ce qu’il refuse avec acharnement jusqu’à la fin de l’analyse, c’est de sacrifier sa castration à la jouissance de l’Autre, en l’y laissant servir. »[5] « la castration fait du fantasme cette chaine souple […] par quoi l’arrêt de l’investissement objectal qui ne peut guère outrepasser certaines limites naturelles, prend la fonction transcendantale d’assurer la jouissance de l’Autre qui me passe cette chaîne dans la Loi »[6]. Si la limite est franchie, que la castration elle même est refusée, le risque devient alors d’être confronté non pas à un Autre du désir ou un Autre de la demande, mais à un Autre de la volonté dans sa version capricieuse et féroce, ou à un Autre jouisseur. Le sujet perd alors ses coordonnées subjectives, tend à se réaliser comme objet de l’Autre, ou s’en fait « la momie », ce qui aboutit, nous dit J. Lacan, dans ce qui peut s’appeler la position figée de la victime, « au narcissisme de la Cause perdue »[7].

[1] Languin N., Aspects historiques et sociologiques de l’émergence de la victime, Journée d’étude du 16 décembre 2005 à Strasbourg. Consultable sur le web. [2] Miller J.-A., « Nous n’en pouvons plus du père », Lacan Quotidien, n° 317. [3] Lacan J., Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 246-247. [4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966. [5] Ibid., p. 826. [6] Ibid. [7] Ibid.

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Un grand-père peut en cacher un autre

Rendez-vous du CPCT du 5 juin 2015

Traumatisme et après-coup

Le cas d’Amélie déroule trois temps, selon le paradigme classique du cas « Emma »[1] de Freud : l’événement, subi dans la prime enfance, ne devient traumatique qu’après-coup, quand la puberté, érotisant la scène qui ne l’était pas d’abord, lui confère sa charge traumatique ; le temps 3 est celui de l’émergence du symptôme. Pour Amélie, la rencontre avec le sexuel a pris la forme d’attouchements : « À sept ans, j’ai subi l’inceste de la part de mon grand-père [maternel]. C’était une trahison : il m’aimait. » C’est la trahison qu’elle met en avant, non le sexuel. Le souvenir est refoulé.

À treize ans, ce sont les mots de l’Autre qui font émerger la dimension traumatique : « On devait parler de nos premiers flirts avec une copine. C’est à partir de sa réaction que j’ai su que c’était grave. Je n’ai rien dit. » Le traitement du traumatisme commence aussitôt : ce qui était refoulé change de statut et devient secret. « J’ai attendu l’âge de vingt-trois ans pour en parler à mes parents. Ça a été un deuxième traumatisme : ils ne m’ont pas crue. » Elle se met alors à alerter ses amies sur le comportement suspect des adultes à l’égard de leurs enfants, évoque volontiers l’épisode incestueux sur les forums de discussion et les réseaux sociaux. À ce stade, le CPCT fait partie de la série, il faut accuser réception...

Émergence du symptôme

« Je ne vous ai pas parlé de ce qui m’a poussée à vous appeler : un problème d’alcool. Avec l’alcool, des choses que je n’exprime pas dans mon état normal sont dites. » Il s’agit de localiser sa jouissance dans le traitement : « Ces choses qui ne peuvent pas sortir habituellement, ça s’appelle l’inconscient. Une autre manière d’y accéder, c’est le travail que vous faites ici. » Le CPCT devient le lieu où sa parole compte (sa séance est maintenue pendant son déménagement), elle met sa mise, commence à rêver et à associer.

Amélie évoque alors un deuxième grand-père maternel, mort d’une cirrhose quand sa mère avait cinq ans. Le grand-père pédophile est donc le beau-père de sa mère. « On nous l’a caché. J’ai fait des recherches dans les archives. » Ce travail de symbolisation vient répondre au secret dans la filiation entretenu par la mère. Elle l’inscrit dans son corps : « J’ai lu un livre qui s’appelle Le dernier verre[2]. J’ai appris que l’alcool peut être héréditaire, que biologiquement, j’ai cette fragilité. Avant, j’étais une victime. » Surgit alors un élément déterminant : « Le grand-père alcoolique avait mon âge quand il est mort. » La levée immédiate de la séance, qui la laisse sidérée, produira l’abandon radical des alcoolisations.

La démarche analytique, par la construction qu’elle permet, réfute l’idée d’un destin de victime gravé dans le marbre. Il y a eu, certes, une mauvaise rencontre et puis il y a ce que le sujet en a fait : un symptôme qui, lui, permet une élaboration.

[1] Freud S., « Esquisse d'une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1991, p. 364 à 366. [2] Ameisen O., Le dernier verre, Paris, Denoël, 2008.

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Victimes et victimisation

Compte rendu de la 32e Journée du CPCT-Marseille

Le vendredi 5 juin 2015, le CPC Marseille-Aubagne invitait Christine De Georges, à l’occasion de son 32e Rendez-vous clinique[1], sur le thème « Victimes et victimisation », en préparation du congrès de l’EuroFédération de psychanalyse, Pipol 7, Victime ! Trois consultantes du CPCT ont exposé des textes cliniques vifs pour illustrer ce thème[2].

Hervé Castanet, qui présidait la conversation, donne très vite le ton de la journée : si la psychanalyse a quelque chose à dire du thème choisi, ce n’est pas au titre des effets de captation imaginaire de ce S1 collectif. Ce n’est pas non plus pour faire la critique d’un usage, ou en dénier la réalité. La victime n’existe pas, néanmoins la clinique dévoile « des victimes de… », au cas par cas. La victime ne peut pas être responsable de la mauvaise rencontre, mais le sujet, lui, est toujours responsable de ce qu’il fait, de ce qui lui arrive. Comme l’a lancé Christine De Georges pour ramasser les échanges de la journée dans une conclusion qui a fait trace : « Victime, non ! Sujet, oui ! »

Les Journées du CPCT sont toujours l’occasion d’attraper un signifiant du champ social pour le mettre en tension avec le discours analytique et son traitement du « cas ». La casuistique serait alors à saisir à partir de son étymon « casus » : le cas est ce qui tombe, en l’occurrence, ce qui tombe du sens commun, pour rendre saillant l’expérience singulière. Le cas est ce qui choit de l’inertie du monde pour se marquer de l’événement, ici de l’événement subjectif. Par ces remarques, H. Castanet a donné l’orientation éthique du discours analytique comme morsure de la jouissance sur le langage et rappelé la visée des exposés qui suivront : cerner la part du sujet dans ce qui se jouit.

C. De Georges a extrait du cas qu’elle a exposé une thèse forte qui sera le fil conducteur de l’après-midi : « Le statut de victime implique un fading du sujet ». Nous sommes tous « victime du savoir de l’Autre qui nous détermine », au sens où s’exerce une nomination désubjectivante sur chaque parlêtre. La production d’un fantasme est ce qui permet de faire avec l’Autre. Toutefois, « l’après-coup traumatique efface le sujet derrière une expérience irreprésentable ». Si la victime met en jeu le « narcissisme suprême de la cause perdue », le sujet, quant à lui, peut trouver dans l’adresse à l’analyste à se dégager de ce signifiant-maître.

Les trois exposés qui suivront, assortis des commentaires de C. De Georges, reprendront les grands axes de son exposé.

À partir des concepts « d’après-coup » et de « pulsion de mort », la thématique « victime » s’articule à la notion de « traumatisme ». Les temps logiques de ce qui fera l’identification à la victime se déplient comme une prise dans les signifiants de l’Autre au temps deux, de ce qui a fait irruption au temps un pour qu’un symptôme se fasse jour au temps trois. Autrement dit, le traumatisme ne se révèle tel qu’à partir de ce que les signifiants de l’Autre y dévoilent, après-coup, l’inassimilable de ce qui avait fait mauvaise rencontre. Dévoilant ce que la position d’objet recèle de jouissance, s’en déduit que la position de victime implique le sacrifice de son désir.

Les échanges avec C. De Georges lors de cette après-midi de travail auront permis d’élaborer un outil : définir la victimisation comme un procès de désubjectivation. D’être « victime », le sujet s’efface comme « objet de la volonté de l’Autre ». La psychanalyse permet de dégager le sujet de son statut réel de victime en reconstruisant le fantasme dont il pourra jouer. De a sur S barré où il se trouve ravalé sous son statut d’objet, l’identification du sujet au semblant d’objet petit a, actualisé dans la forme pronominale « se faire victime de », ravivera un sujet responsable de ce dont il n’est pas coupable.

[1] Cette après-midi a été préparée par Françoise Haccoun et Patrick Roux, psychanalystes et membres de l’ECF. [2] Françoise Denan, Graziella Gabrielli et Jennifer Lepesqueur.

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Retour sur la Journée UFORCA 2015

Dès la première table ronde de la Conversation « Modes de jouir – Le temps pour choisir », l’expression « le sujet contemporain » a surgi. Reprise ensuite plusieurs fois au cours de la journée avec sa variante « le sujet moderne », elle n’a pas manqué d’interroger Jacques-Alain Miller qui l’a mise en débat. Conclusion : si sa mise en orbite dans notre champ a été contemporaine de celle de « nouveaux symptômes », elle n’a cependant plus lieu d’avoir cours dans notre champ. Michèle Rivoire, quant à elle, a tiré un autre fil, qui en est, aussi, une démonstration.

Le colloque Uforca a eu lieu le 30 mai dernier à la Maison de la Mutualité à Paris. Avec sa forme coutumière, cette conversation clinique a renouvelé cette fois encore notre rapport à la question posée dans son allocution d’ouverture par Jacques-Alain Miller : qu’est-ce qu’un sujet obtient quand il se soumet à la discipline de l’association libre ? Les six cas réunis par Gil Caroz étaient davantage centrés sur la jouissance que sur le signifiant. Il y était question de conduites, manières de faire pour contenir, border, réprimer la jouissance ; et de choix, en particulier, choix de genre et de partenaires sexuels, en bref, choix de modes de jouir. Renversant les termes de la question classique en psychanalyse – le sujet veut-il ce qu’il désire ? – et mettant en évidence le caractère peu divisé des sujets présentés, fussent-ils névrosés, une interrogation a traversé la journée : le sujet, aujourd’hui, désire-t-il ce qu’il veut ?

Beaucoup de choses ont changé dans la sexualité des sujets de notre temps. « Le symbolique a changé le tempo », écrit Christiane Alberti à propos des prochaines Journées de l’ECF[1], « on danse le rock and roll à l’envers, un signe et hop ! Cela n’en demeure pas moins un montage. La sexualité a beau être en plein vent, le sexe fait toujours trou dans la vérité. On n’en sera pas quitte. »  Au siècle dernier, la « jactance » (le mot est de Jacques-Alain Miller) des discours de libération sexuelle était déjà articulée au primat de la jouissance. Mais la jeune génération semble avoir épuisé le charme des postures transgressives et le choix sexuel n’est déjà plus tout à fait une affaire d’identité.

Sans culpabilité, ni angoisse de castration, Julien et Jean sont très déterminés quand ils viennent chez l’analyste non parce qu’ils souffrent mais parce qu’ils sont dérangés par la multiplicité de leurs jouissances. Ils s’engagent dans la cure comme expérience capable de les aider à choisir. Cependant la mise en forme analytique de leur fantasme fait apparaître chez eux une structure inconsciente et des identifications fortes. Le désir maternel est pour les deux le pivot de cette structure dépliée avec plus ou moins de détails de leur histoire infantile. Les modes de jouissance de Julien se répartissent entre jouir d’une femme et la faire jouir, et d’autre part, avoir avec des hommes des relations sensuelles idéalisées ou des relations sexuelles. En vérité, avoir une relation sexualisée avec une femme appelle toujours pour lui en parallèle une soumission sexuelle à un homme. Jean, quant à lui, a des histoires d’amour et des liaisons passagères avec des hommes et avec des femmes. Actuellement, il doute beaucoup quant à ce qu’il veut faire : fonder une famille avec une femme ou adopter un enfant avec son compagnon.

Avec Louise, on est sur un tout autre terrain. Sa première expérience sexuelle avec un garçon l’a confrontée au vide : pas de sensations, d’affects, de souvenirs, pas de discours. Rien pour voiler le trou de son existence. Au cours de la cure, elle se bricole un montage de jouissance inédit, par un raccord au corps de l’autre qui exclut la rencontre sexuelle. Car, selon elle et pour elle, « la sexualité, c’est tout seul ». Son montage trouve un « point de capiton »[2] dans l’image fixe d’une femme qui jouit et dont le regard lui permet de jouir de son corps propre. L’analyste, quant à lui, « se fait docile à ce savoir singulier échangé sur le fil du désir »[3].

Sur ce fil du désir tendu entre les inventions, les bricolages, les savoirs singuliers des sujets et l’impossible savoir sur le sexuel, la conversation clinique effectue une élaboration patiente et pragmatique, inscrivant l’insaisissable dit-mansion de la rencontre à partir du trou du savoir.

[1] Alberti C., « Match point », L’Hebdo-Blog n° 35 (8 juin 2015), à propos du thème des prochaines Journées de l’ECF sur le thème « Faire couple. Liaisons inconscientes ». [2] Intervention d’Éric Laurent. [3] Proposition de Jacqueline Dhéret.

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