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Match Point!

En plein vent

Après l'interview avec le Copil des J-45, l'Hebdo-Blog a invité la directrice des Journées, Christiane Alberti, à nous dire ce que lui inspirait le thème de la rencontre. C'est tambour battant et en connexion directe avec l'époque qu'elle nous apprend que plus ça change plus c'est pareil, mais pas tout à fait quand même...

« Il y a tout de même quelque chose qui a changé. La sexualité est quelque chose de beaucoup plus public. […] La sexualité, c’est toutes sortes de choses, les journaux, les habillements, la façon dont on se conduit, la façon dont les garçons et les filles font ça, un beau jour, en plein vent, sur le marché. » (Lacan, Mon enseignement, p. 28) Nous sommes peu avant 68, et là encore Lacan anticipe notre temps, éclairant certains effets de l’avènement du virtuel dans le rapport entre les sexes.

Je partirai du lancement sur le marché des e-rencontres d’une application mobile (Tinder) qui fait défiler sous vos yeux des portraits de filles et de garçons sur lesquels vous pouvez cliquer, au gré de vos standards et autres fixations inconscientes, J’aime/J’aime pas. Lorsque la captation est réciproque, il y a « Match ! ». C’est dans la poche ! Vous pouvez dès lors fixer un rendez-vous à celui ou celle qui vous a « aimé » le temps d’un instant. Ce n’est pas obligatoire, puisque vous pouvez vous contenter du nombre de matchs réalisés, en vertu d’un alignement de l’ordre érotique sur une comptabilité qui semble prévaloir sur les rencontres effectives. Combien ? semble être pour certains le seul intérêt de l’affaire, comme pour Victor, nostalgique de la période où « ça débitait pas mal ».

Si on ne se laisse pas gagner par le dégoût hystérique, plusieurs choses retiennent l’attention dans les témoignages des utilisateurs de Tinder, tels que France Ortelli et Thomas Bornot les ont recueillis dans leur film Love me Tinder.

es-tu ?

On se rend sur Tinder « parce que tout le monde est là, tout Paris y est ! » Tinder est d’abord un lieu : nécessité de situer l’Autre dès lors qu’il a disparu. On le cherche et on le trouve : l’application mobile a pris la place du marché. L’Autre organise les rapports entre les sexes parce que le rapport sexuel fait précisément défaut. L’Autre qui arrangeait les mariages selon les semblants de la tradition, les médiations convenues, est ici remplacé par l’application, mais il s’agit toujours d’un arrangement par un Autre de pacotille.

L’Autre de Tinder, comme dans la tradition, organise les liens selon les canons masculins, paternels, scopiques : « on voit une jolie fille, on clique, on l’a ! » Enfin la vraie vie ?

C’est fait !

La temporalité est au premier plan dans les propos des protagonistes. Le scénario de la rencontre étant déjà écrit, prescrit par l’application elle-même, « on sait déjà que cela se terminera au lit, alors autant accélérer le mouvement, ce sera fait ! »

N’est-ce pas le rêve de beaucoup d’hommes ? Brûler toutes les étapes, éviter tous les préliminaires gagnés à la sueur de son art de la séduction pour arriver tout de suite à la première fois et réduire ainsi le temps qui nourrit l’inquiétude, voire l’angoisse de ce qui sera.

Disons que le montage pulsionnel se fait autrement, suivant une autre temporalité : on baise d’abord, on voit ensuite. Le symbolique a changé le tempo, on danse le rock and roll à l’envers, un signe et hop ! Cela n’en demeure pas moins un montage. La sexualité a beau être en en plein vent, le sexe fait toujours « trou dans la vérité ». On n’en sera pas quitte.

ça visse exuelle

On pourrait lire cette subjectivité du temps, la multiplication des rencontres sans lendemain, comme une banalisation de l’acte sexuel « qui n’a pas plus d’importance, dit-on, que de boire un verre d’eau » (Lacan, Mon enseignement, p. 33).

La soi-disant indifférence n’est-elle pas à lire plutôt comme une défense que le jeu de mot de Lacan épingle clairement : ça visse exuelle. L’équivoque du vissé fait résonner le réprimé interne à la sexualité elle-même : c’est le contraire de « sans importance ».

Vraies et fausses rencontres

Vouloir en finir au plus vite, n’est-ce pas court-circuiter l’angoisse, le trouble que suscite l’imprévu, et trouver ainsi une parade à la rencontre réelle, en tant qu’elle fait fond sur l’impossible ?

Que ce soit convenu par un clic ou arrangé par la tradition, le plus dur reste à faire au sens où la vraie rencontre reste à consommer. Faire couple nécessitera d’en passer par le symptôme qui en son principe nous isole. Sur ce plan, l’Autre sera toujours de pacotille. Reste la contingence. Pas de faire couple sans rencontre préalable. Cupidon a toujours les yeux bandés et tire ses flèches au hasard !

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Une cicatrice comme une autre

Écho de la soirée du 18 mai à Annecy

Ce 18 mai 2015 à Annecy, une vingtaine de personnes sont venues assister à la lecture d’extraits du parcours d’Eva Thomas, faite par le comédien Benoît Olivier. La soirée était organisée par l’ACF Rhône Alpes, en préparation au prochain Congrès Pipol 7 qui se déroulera les 4 et 5 juillet prochains sur le thème Victime!

La brève introduction faite par Philippe et Véronique Michel, psychanalystes, a retracé le contexte à partir duquel E. Thomas a écrit ses textes. V. Michel nous a présenté l’auteure. E. Thomas est née en 1942 en Normandie. Alors qu’elle était institutrice, elle accueillit les confidences d’une fillette qui avait été abusée par son père. Ses dires la touchèrent au plus profond : elle aussi avait vécu l’inceste. S’ensuivit un long cheminement qui la fit sortir du silence dans lequel elle s’était tenue jusqu’alors. Elle publia deux livres : Le viol du silence[1] et Le sang des mots[2] et fut la première femme à témoigner à visage découvert à la télévision. Elle fonda également l’association SOS inceste et, grâce à sa profonde détermination, permit de faire modifier la loi sur la prescription.

P. Michel, quant à lui, nous a rappelé que si Freud a abandonné sa Neurotica, il n’a jamais avancé que la réalité était à exclure. L’inceste existe. Il est de l’ordre du réel auquel certains ont affaire. Mais il existe aussi une Autre scène, celle de l’inconscient. Si chacun se trouve désarmé face au sexuel, il n’en demeure pas moins que le trauma apparaît comme le nouage de l’événement traumatique d’un côté, et, de l’autre, l’incidence de la sexualité dans le fantasme.

Puis ce fut au tour de Benoît Olivier d’entrer en scène. Le silence fut à son comble dès qu’il fit entendre sa voix. A travers elle, celle d’E. Thomas, dont il se fit, de manière engagée, « le passeur vocal »[3]. La présence du comédien, la manière dont il adressa, à son tour, les mots forts de cette femme, permirent au public d’aller à la rencontre d’E. Thomas et de son parcours, non sans une certaine émotion.

Comment ne pas se sentir touché par la manière dont cette femme a su « rester debout »[4] malgré l’inceste? Comment ne pas être convaincu avec elle que parler permet de rester vivant ? Comment aussi ne pas être sensible à ses solutions singulières, au fait que par un recours à l’imaginaire, elle a pu coudre les fils d’une histoire qu’elle s’est réappropriée ?

Écrire, parler, construire, non sans moments de vacillement, mais sans jamais renoncer à « déloger les monstres », c’est ce qui permet de sortir d’une position de victime pour devenir acteur de sa vie. C’est aussi rejoindre l’humanité que « se battre avec des mots ». E. Thomas n’est pas une victime. Elle est une guerrière. À travers cette nécessité de faire entendre « sa vérité », E. Thomas nous enseigne comment « chacun peut construire son chemin qui va de la blessure à la cicatrice ».

[1] Thomas E., Le viol du silence, Paris, Aubier, 1986. [2] Thomas E., Le sang des mots, Desclée de Brouwer (rééd.), 2004. [3] Formule de B. Olivier. [4] Cette citation et les suivantes sont extraites des fragments lus par B. Olivier.

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Une rencontre forcée

Qu’est-ce qu’accueillir quelqu’un au CPCT ? Nicole Borie donne une réponse générale et une réponse particulière articulée à un cas. L’analyste nous apprend, lors de l’accueil d’un sujet en particulier, que les questionnements de l’analyste sur les conséquences subjectives de sa pratique ne doivent jamais être éludés.

Une jeune femme arrive très en retard au premier rendez-vous, sans vraiment s’en excuser et en me prévenant que son «  copain » va venir dans un instant lui demander des clés. Elle commence à parler du trouble qui la traverse. Le jeune homme frappe et entre aussitôt. Il repart avec des clés et revient… je lui demande d’attendre. J’interroge alors Camille : pourquoi son compagnon veut-il être là ? Avec un très léger embarras elle répond qu’il souhaite surtout l’aider et la soutenir. Je fais silence. Elle énonce : « Mon père est décédé d’un suicide », elle avait 5 ans. Elle a une petite sœur et un grand frère avec lequel elle a été en conflit pendant plusieurs années, sans doute à l’adolescence. Nous revenons à ce qui l’amène, à la question qui la trouble, et qui lui a fait prendre rendez-vous au CPCT : elle ne sait pas si elle doit dénoncer les attouchements du « mari de la grand-mère paternelle », dont elle vient de se souvenir, il y a quelques mois. Elle en a parlé à son compagnon et à sa mère.

Les faits remonteraient à l’enfance, elle avait entre 8 et 11 ans. Camille associe ces réminiscences, à des paroles. D’abord, celles de sa mère qui a toujours dénigré le père de ses enfants et ce grand-père paternel. Elle donne ainsi une réponse qui vérifie les dires de sa mère « On ne peut pas faire confiance à cet homme. » Puis en renfort à ses associations vient une question de la psychologue qui animait la thérapie familiale à laquelle elle a participé il y a plusieurs années. Sa sœur cadette, alors jeune adolescente, a fait une anorexie grave qui a conduit leur mère à rechercher de l’aide. Une thérapie familiale est proposée. Les trois enfants qui vivent chez leur mère participent à cette thérapie. Lors d’une séance, sa sœur parle de gestes déplacés du grand-père. Se tournant vers Camille alors âgée de 18 ans, la psychologue et sa mère lui demandent si elle pourrait avoir subi la même chose. À ce moment-là, elle a dit non. Mais plusieurs années plus tard, elle dit se souvenir « d’une proximité désagréable » avec son grand-père. Les questions sur la sexualité semblent encombrées par les griefs de la mère. Camille rencontre son compagnon deux ans plus tard. Ils sont ensemble depuis trois ans.

La jeune femme arrive au CPCT plus embarrassée, qu’inquiète de parler. Ce rendez-vous semble n’engager pour elle aucune priorité. Elle est dans ses petits aménagements personnels : la voiture, les clés, son retard important – presque une demi-heure – un petit sourire d’excuse ; rien ne l’inquiète.

Camille entre dans la vie active après avoir obtenu son diplôme d’Assistante Sociale en juin 2014. Elle a choisi de travailler à l’Aide Sociale à l’Enfance. Elle me dira qu’elle connaît des situations dramatiques où il faut protéger les enfants. À mes questions sur ce sujet elle reste vague, avec des formules très généralistes. Au moment de choisir de s’installer avec son partenaire, de faire ses choix de vie, elle cherche où mettre la cause et ne s’interroge à aucun moment sur son rôle dans son mal-être. Plutôt localise-telle la faute dans un Autre pervers. Une certaine perplexité domine sa position, depuis que le choix de son travail, le fait de gagner sa vie rendent possible de partager celle de son compagnon. L’évidence de sa réponse durant la séance de thérapie familiale se défait, « une présence désagréable » fait certitude.

Dans l’entretien je fais place à sa question mais je ne réponds pas à sa demande de lui dire si elle doit dénoncer le grand-père. Je reste, à cet endroit, sans complaisance. Le quatuor qu’elle forme avec sa mère, son frère et son ami semble soutenir un rapport au monde qui se suffit. Elle cherche une cause dans un père toxique. Sa formule sur la mort de son père, laisse apercevoir le rapport particulier qu’elle entretient avec ce qui lui arrive. Elle ne parvient pas à subjectiver les événements les plus importants de sa vie.

Qu’est-ce qu’il y a à dénoncer ? Son ami adopte sa cause de femme victime, ainsi que son frère dont je n’ai pas réussi à saisir si sa position était plus réservée ou plus militante. Sa sœur qui a inquiété la famille et dénoncé les gestes déplacés du grand-père n’est pas son interlocutrice pour parler de son doute et il n’y avait pas eu de suite à ce qu’elle avait dit. Pourquoi Camille prend-elle cette posture de victime ? Elle craint à juste titre d’ouvrir une scène dont elle aperçoit l’ombre menaçante. Aux yeux de son compagnon qui la protège, elle est une victime. Elle se colle à lui pour venir demander au CPCT que l’on confirme une version qui fixerait les événements de l’histoire. Dans l’entretien elle parle de ses grands-parents en les appelant par leur prénom, avec un ton hostile et leur retire leur place dans la filiation.

À la fin de cette première consultation, je suis intriguée. A quoi s’affronte cette jeune fille ? Pourquoi la vérité doit-elle venir parer la victime ? Comme s’il n’y avait pas d’écart possible entre vérité et jouissance. Il y avait chez Camille un côté « as if ». Nous reprenons rendez-vous pour le mois suivant. La veille de ce rendez-vous Camille appellera pour dire que l’entretien s’était mal passé pour elle et qu’elle annule celui qui devait avoir lieu le lendemain. Cette consultation restera sans suite.

D’emblée j’ai entendu l’embrouille de Camille mais pas l’énigme devant un traumatisme. Il y a de la perplexité chez cette jeune femme. Sans le soutien du vel lacanien qui positionne l’objet a comme objet du désir, elle est toute dans sa question : doit-elle dénoncer ou non le mari de la grand-mère paternelle.

La discussion en séminaire clinique a fait valoir la difficulté de trouver ce sujet dans la rencontre. Plutôt est-elle contaminée par les signifiants : la révélation de sa sœur produit dans l’après-coup une identification imaginaire, dans un moment de débranchement. Dans son travail Camille est contaminée par l’expression : « un enfant est maltraité ». Les signifiants sont plaqués sur sa perplexité et les questions qui viennent de l’autre font énigme. Difficile de dire où est le sujet dans tout l’entretien. Victime est une désignation qui vient de l’Autre. Sans le jugement d’attribution, Camille s’empare du jugement de l’Autre.

C’est le propre des consultations au CPCT de laisser une place à la mise du sujet dans sa singularité. Quelque chose n’a pas pu s’ouvrir. Le forçage de la réponse à laquelle Camille s’astreint a fait écran à sa perplexité. Elle force l’assentiment de l’autre pour boucher le trou de son « je ne sais pas ». La mise n’y était pas mais sans doute aurais-je pu donner une place à la perplexité.

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Présentation du CPCT de Lyon

Matinée de formation du 24 mars 2015 - Salle des Archives municipales à Lyon

Qu’est-ce qu’accueillir quelqu’un au CPCT ? Nicole Borie donne une réponse générale et une réponse particulière articulée à un cas. L’analyste nous apprend, lors de l’accueil d’un sujet en particulier, que les questionnements de l’analyste sur les conséquences subjectives de sa pratique ne doivent jamais être éludés.

Pour vous parler de ce passage par le CPCT des personnes accueillies, je vais partir du dispositif même du CPCT.

Le CPCT est un outil pour les travailleurs sociaux qui nous adressent, ainsi c’est un lieu où arrivent des personnes qui sont d’une certaine manière « accompagnées ».

Ce dispositif est assez simple dans son principe : toute personne de plus de dix-huit ans qui en fait la demande est reçue par un consultant. Lors de cet entretien se décide la suite. Après une ou deux consultations, la personne peut passer en traitement, une fois par semaine, avec un autre praticien, pour seize séances. Comme vous l’avez entendu ce matin, nous recevons beaucoup de jeunes qui sont aussi décidés que désarrimés, et trouver la meilleure manière de les accueillir fait partie du dispositif qui s’invente dans chaque cas. Nous accueillons les solutions que chacun avait déjà trouvées et nous repérons celles qui ne tiennent plus. Ce sont souvent des solutions anciennes, mais aussi des solutions très défaites. Très rare sont ceux qui poussent la porte du CPCT en passant devant le centre. À chaque fois, quelqu’un a indiqué l’adresse du CPCT. Certains sont dans un état d’urgence, ou très démunis pour parler, d’où l’importance qu’ils soient accompagnés par ceux qui ont souci d’eux. Il ne s’agit pas de les accompagner physiquement, bien que cela se produise. Ce qui exige du CPCT quelques conditions de souplesse par rapport au fonctionnement standard d’une institution.

La première souplesse est d’accepter les absences au premier rendez-vous. Nous en avons beaucoup discuté cette année puisque nous avons eu affaire à une augmentation sans précédent d’absences aux premiers rendez-vous. Nous avons essayé de comprendre et de parer à ce phénomène qui a priori s’écrit dans les chiffres. Il a donné lieu à une réflexion clinique qui a permis de trouver des solutions pragmatiques. Autrement dit, nous avons inclus ce phénomène dans notre façon de penser l’accueil au CPCT. Nous avons décidé qu’une personne peut prendre plusieurs rendez-vous sans venir et qu’elle sera acceptée une troisième, voire une quatrième fois, si elle prend rendez-vous. Nous essayons de comprendre cette augmentation et nous en avons discuté lors de nos rencontres avec nos financeurs.

Après ce premier rendez-vous, il y a celles et ceux qui ne peuvent pas être adressés pour des raisons diverses à un autre praticien au sein même du dispositif du centre. Tout se décide dans le huis clos avec le patient. Le consultant peut choisir de garder la personne en traitement pour seize séances avec une temporalité que l’on ne connait jamais à l’avance. On peut dire « Allez, on essaye toutes les 3 semaines », et puis finalement ce ne sera pas ça, ça peut être tous les mois, puis ce sera tous les quinze jours, puis de temps en temps ce sera toutes les semaines, puis toutes les six semaines. Enfin, une façon de faire qui n’est pas décidée à l’avance, mais qui va permettre d’écrire, d’ordonnancer les petits détails qu’un tel ou une telle viendra déposer au CPCT et qui fabriquera ce quelque chose qui va alléger un temps la vie de cette personne.

La présence du praticien au CPCT est exigeante. Il s’agit d’une présence qui ne sait pas ce qu’elle accueille et qui mise sur ce qui va se produire. Nous ne savons pas a priori comment nous allons faire, nous n’avons pas de protocole écrit à l’avance. Nous inventons un refuge qui ne soit pas un refus des autres, nous inventons quelques solutions qui peuvent être temporaires ou plus durables, avec chaque personne. L’année dernière j’avais été sensible à une formule entendue lors de notre journée de formation : un intervenant parlait des « isolés durables », expression qui correspond à bien des personnes reçues au CPCT. Ces isolés durables, s’il n’y a personne pour les faire transiter, leur offrir un viatique pour arriver quelque part, ils s’égarent ou retournent à leur isolement. C’est pourquoi je souligne ce « accompagné ».

La nécessaire légèreté de l’institution est corrélée au sérieux de la présence. Pouvoir supporter de ne pas décider à l’avance de ce qui va se produire, ou de ce qu’il conviendrait de faire est une conséquence du sérieux de la présence. Nous inventons tous les jours le CPCT.

Bien sûr le plus grand nombre de traitements sont des traitements dits classiques, pour ceux qui peuvent changer d’interlocuteur. Une fois passé le sas de la consultation, ils peuvent s’adresser à quelqu’un d’autre et porter leur demande au-delà du CPCT. N’oublions pas que ce passage peut se faire si quelqu’un, un travailleur social, a déjà été un « passeur ». Pour les autres formes d’usage du passage au CPCT nous les appelons « traitements ponctuels ».

C’est cela l’accueil des petits détails : inventer ce qui va se faire. Beaucoup de ceux qui bénéficient du passage au CPCT nous disent qu’ils ont acquis une certaine « immunité » selon la formule de Jérôme Lecaux, ils sont moins maltraités par le monde. Ils trouvent une façon d’être un peu moins hors de leur corps. Nous proposons un lieu spécialement pour une personne, nous inventons des temps éphémères, ou plus ordonnancés, plus ordinaires qui supposent pour les praticiens de « se laisser déranger » avant même de savoir si l’on peut répondre.

Très souvent nous recevons au CPCT des personnes qui ne croient ni pouvoir être entendues ni que ce qu’elles ont à dire puisse être partageable, ni même d’ailleurs qu’elles pourraient le dire. Et pourtant dans les entretiens nous pouvons cerner ce qui tyrannise le plus. Alors se produisent des effets d’allègement. Ce travail ne peut se faire sans les groupes cliniques où chaque praticien est invité à dire ce qu’il fait dans des situations qui lui posent problème.

Ce sont souvent des vies arrêtées, et nous n’avons aucune intention de les remettre sur « une bonne voie ». En mettant en jeu notre présence, nous nous opposons à ce qui se pétrifie dans des vies chaotiques. Nous raccommodons des modalités d’une séparation plus supportable, des modalités de lien souvent extrêmement léger.

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« Me voici donc seul sur la terre […] »

Moment de grand bonheur que celui passé à écouter une heure durant Alain Grosrichard nous entretenir à Genève de « Jean-Jacques entre deux morts ». Les rêveries du promeneur solitaire dont il a procuré récemment l’édition avec François Jacob en étaient l’occasion[1]. La circonstance était propice pour faire retour à Rousseau cette fois lu en clinicien, comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller, au moment de donner la réplique à l’orateur. Des extraits de la « Deuxième promenade » colligés dans un tiré à part à l’usage des congressistes nous faisaient tenir le fil de la lecture. Je ne puis en donner ici, on le comprendra, qu’un écho très affaibli qui n’en répercutera guère, avec mes mots, que l’argument clinique réduit à l’essentiel.

Rousseau témoigne de « la plus étrange position où se puisse trouver un mortel »[2] : celle de se retrouver étranger à l’humanité au point de se considérer comme le seul humain parmi les hommes, eux qui n’auraient d’humain que l’apparence, voire qui ne seraient que des machines comme l’a suggéré J.-A. Miller. On aura tout lieu ici de lire l’expérience de « mort du sujet » que Rousseau aura traversée et qu’il décrit très précisément comme un « saut de la vie à la mort »[3]. Il y percevra aussi bien le stigmate de son destin : être celui « qu’une génération tout entière s’amuserait d’un accord unanime à enterrer tout vivant […] »[4], et, précisément, sujet rivé dans l’espace de l’entre deux morts, de la mort symbolique qu’il subit avant même l’autre mort qui mettra un terme à la vie.

Contre le « complot universel »[5] dont il se considérait en permanence l’objet, Rousseau s’est regimbé. « Mais cette fois, écrit-il à l’automne 1776, j’allai plus loin »[6]. Rousseau se résout en effet à conclure : cet accord universel de tous visant à sa perte et qui attente à sa réputation, n’est pas seulement « le fruit de la méchanceté des hommes »[7], « Il tient du prodige »[8]. C’est l’œuvre de Dieu lui-même et son décret. La formule est frappée, qui résume la position du sujet : « Dieu est juste, il veut que je souffre et il sait que je suis innocent »[9]. Tel est l’axiome, et le sentiment intérieur tout à la fois, qui le consolent et le rendent à la sérénité. On y lira le consentement du sujet à être non pas tant l’objet de la jouissance de Dieu « Dieu est juste », que l’objet de son vouloir, et, en cela, de sa distinction « il veut que je […] ». Élection dont il révère le mystère, et dont sa propre souffrance, loin d’être châtiment de Dieu « il sait que je suis innocent », est le signe « il veut que je souffre ».

C’est assez. Car cela, à soi seul, suffit à lui garantir la rédemption de son être « d’horreur de la race humaine »[10]. Ainsi l’ordre du monde sera rétabli, où le sujet recouvrera son nom de dignité pleine et entière : « tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard »[11]. Tel est le sort que le Promeneur solitaire se voit assigner par le décret du Ciel. Sa déréliction d’être d’exception placé ici-bas hors de l’humanité, déréliction qui est aussi le lieu et la substance de sa jouissance (ses « ravissements» et ses « extases »[12] de solitaire absolu), est appelée à trouver dans « l’Être parfait qu’il adore »[13] la clôture de son achèvement.

[1] Rousseau J.- J., Les Rêveries du promeneur solitaire – cartes à jouer, Paris, Œuvres complètes, Classiques Garnier, 2014, tome XX – 1776-1778, édition d’Alain Grosrichard et François Jacob.

[2] Ibid., « Deuxième promenade », p. 147.

[3] Ibid., « Première promenade », p. 133.

[4] Ibid.

[5] Ibid., « Deuxième promenade », passim, p. 161.

[6] Ibid., p. 161.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., « Deuxième promenade », p. 161.

[10] Ibid., « Première promenade », p. 133.

[11] Ibid., « Deuxième promenade », p. 161.

[12] Ibid., p. 147-148.

[13] Ibid., p. 161.

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