L’Hebdo-Blog – En 1953, la rencontre de Jean Genet avec « un vieux sale [et] méchant »[1] est sa rencontre consentie avec un réel in-digérable le renvoyant à son « enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné »[2]. Ce « désert »[3] irréductible du sujet qui troue son « bonheur »[4] narcissique homosexuel et fait de lui un homme errant, « humble, sans nom ni visage »[5], change son écriture. Désormais, c’est au théâtre qu’il confie de représenter « cette autre mort »[6] et de toucher le public au cœur en ce point. Considéreriez-vous que « le fumier »[7] constitue alors l’éthique de la création de J. Genet ?
Hervé Castanet – « Le fumier », effectivement est mis en position de cause. Pour le prouver et voir quelles conséquences J. Genet en tire, la lecture des Paravents (commencés en 1956, publiés en 1961) s’impose. « Les pièces habituellement, dit-on, auraient un sens : pas celle-ci. C’est une fête dont les éléments sont disparates, elle n’est la célébration de rien »[8], affirme l’écrivain. Les Paravents ne glorifient pas la révolution, la victoire des colonisés ou la bêtise des soldats – ils sont « mascarade », « arlequinade », « blague »[9] jouées par des comédiens masqués, maquillés excessivement voire peinturlurés. On y trouve, par contre, une étrange affirmation : « Le fumier et les insultes sont nécessaires. »[10] Lesquels ont justement leur poids, leur efficience : actifs, décidés, seuls ils permettent une vraie construction, une vraie vie. Ainsi, le fumier fait couple avec la « ruine » – « la ruine totale de la pièce. Vraiment, il faudrait qu’à la sortie, les spectateurs emportent dans leur bouche ce fameux goût de cendre et une odeur de pourri »[11].
Impossible de résumer l’intrigue : plus de cent personnages, seize tableaux. Parmi ces personnages, il y a Saïd et sa mère (jouée inauguralement par Maria Casarès). Écoutons la description de J. Genet : « les costumes, indiquant la misère de Saïd et de sa mère, seront somptueux […]. Maquillage de la mère : de longues rides mauves, très nombreuses comme une toile d’araignée sur la figure […]. Saïd : le creux des joues très noir, et autour, des pustules jaunâtres – ou verdâtres »[12]. Le mot est lâché : Saïd et sa mère sont d’une misère absolue – ils sont le rebut, le déchet d’une société. Ils sont laids, sales, puants de pourriture. Bref, ils présentifient la saloperie dégagée de toute enveloppe séduisante. C’est une famille qui s’enlise dans l’avilissement : de la « racaille »[13], dit J. Genet. La pièce est à l’identique : « sale en ce sens qu’elle n’a pas l’habituelle saloperie sociale […] »[14].
Lisons les mots de la mère : « Il y a dans chaque village un petit terrain qui pue et qu’on appelle la décharge publique […]. C’est là qu’on empile toutes les ordures du pays. Chaque décharge a son odeur […] dans mes narines, il reste encore l’odeur de nos poubelles […] que j’ai reniflée toute ma vie et c’est elle qui me composera ici quand je serai tout à fait morte et j’ai bien l’espoir de pourrir aussi la mort… Je veux que ce soit ma pourriture qui pourrisse mon pays… »[15]
À une autre occasion, elle clame : « je me nourris de ce qui pourrit sous la terre… »[16]. Comme lui dit une femme arabe du village : « Je sais que tu es à tu et à toi avec ce qui n’a plus de nom sur la terre. »[17] Son rôle sera de détruire : « Qu’elle dévaste ! Qu’elle dévaste ! »[18]
HB – Feriez-vous de cette première rencontre de J. Genet avec le « petit vieux sale [et] méchant » le moment où il subjective sa jouissance masochiste comme étant « une jouissance analogique »[19]? En 1964, sa deuxième rencontre avec le suicide de son amour-ami-amant Abdallah[20] l’ouvre à un processus mélancolique le poussant à quitter tout-à-fait l’écriture au profit du politique. Considériez-vous que l’écriture de J. Genet n’a pas pu constituer alors pour lui un anti-mélancolie puissant ?
HC – L’utilisation des catégories de la psychiatrie, même revues par la psychanalyse, risque d’être un moyen pour ne pas lire Genet. Or c’est au titre de son écriture qu’il nous est précieux – nullement pour en faire un cas illustrant notre doxa. Je récuse cette pente de lecture et préfère une autre piste. Revenons à cette « révélation »[21] datée de 1953.
Qu’y découvre J. Genet ? La conscience ne parvient plus à rattraper l’image, à se ressaisir elle-même sur le mode réflexif. C’est en cela que l’expérience est « désagréable »[22] et que ce qui s’est écoulé du corps est insaisissable, irrémédiablement perdu. Cette rencontre est épreuve de la perte. La conséquence tombe : « Depuis que j’avais eu cette révélation en regardant le voyageur inconnu, il m’était impossible de voir le monde comme autrefois. Rien n’était sûr. Le monde soudain flottait. »[23]
Le témoignage le plus riche se découvre lorsque J. Genet insiste sur ce qu’il a perdu, qui touche à l’érotisme et au désir homosexuels : « D’ici peu, me dis-je, rien ne comptera de ce qui eut tant de prix : les amours, les amitiés, les formes, la vanité, rien de ce qui relève de la séduction. »[24] Bref, « le monde était changé »[25]. J. Genet est explicite : « L’érotisme et ses fureurs me parurent refusés définitivement. […] J’étais sincère quand je parlais d’une recherche à partir de cette révélation “que tout homme est tout autre homme et moi comme tous les autres” – mais je savais que j’écrivais cela aussi afin de me défaire de l’érotisme, pour tenter de le déloger de moi, pour l’éloigner en tous cas »[26].
Suit l’image qui fixe cet érotisme : « Un sexe érigé, congestionné et vibrant, dressé dans un fourré de poils noirs et bouclés, puis ce qui les continue les cuisses épaisses, puis le torse, le corps entier […] et tout cela luttant contre le si fragile regard capable peut-être de détruire cette Toute-Puissance »[27]. Voilà ce qui s’est écoulé du corps du narrateur par le trou du regard produisant ce résultat : l’image comme « Toute-Puissance »[28] est attaquée, réduite, désintensifiée.
J. Genet n’est pas dupe de ce qui est advenu : « Tout se désenchantait autour de moi, tout pourrissait »[29], et il aurait probablement souhaité que cette expérience ne soit qu’un support contingent exalté par l’œuvre d’art. Il n’en fut rien : le coup porté fut si rude, si radical, si définitif, que l’appel à la sublimation lyrique ne put contrer (et donc amoindrir voire annuler) ce qui se dénuda dans ce wagon-là, avec ce petit vieux-ci : un bout de réel. Ce que son écriture, dans sa forme ancienne, a échoué à obtenir. L’œuvre d’art n’est plus d’aucun secours. Ou J. Genet devra se suicider – ce qu’il tente –, ou une œuvre d’art autre devra advenir : l’action politique y trouvera sa place, irréductible.
[1] Castanet H., Rouvière Y.,
Genet, Paris, Max Milo Éditions, collection
Comprendre, 2015, p. 54.
[2] Ibid., p. 73.
[3] Ibid., p. 84.
[4] Ibid., p. 79.
[5] Ibid., p. 83.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 111.
[8] Genet J., « Lettres à Roger Blin »,
Œuvres complètes,
tome IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 223.
[9] Genet J.,
Les Paravents, édition de Michel Corvin, Paris, Gallimard, collection folio/théâtre, n° 69, 2000, p. 25.
[10] Ibid., p. 201.
[11] Genet J., « Lettres à Roger Blin »,
Œuvres complètes,
tome IV,
op.
cit., p. 224.
[12] Genet J.,
Les Paravents,
op.
cit., p. 25-26.
[13] Ibid., p. 100.
[14] Genet J., « Lettres à Roger Blin »,
Œuvres complètes,
tome IV,
op.
cit., p. 225.
[15] Genet J.,
Les Paravents,
op.
cit., p. 214.
[16] Ibid., p. 87.
[17] Ibid., p. 160.
[18] Ibid.
[19] Lacan J.,
Le Séminaire, livre XVI,
D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 134.
[20] Castanet H., Rouvière Y.,
Genet,
op. cit.,
p. 133.
[21] Genet J., « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes »,
Œuvres complètes,
tome IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 21.
[22] Ibid., p. 23.
[23] Ibid., p. 27.
[24] Ibid., p. 27-28.
[25] Ibid., p. 27.
[26] Ibid., p. 30-31.
[27] Ibid., p. 31.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 29.
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