Étiquette : L’Hebdo-Blog 29

L’escabeau de Michèle S.

Le mot « S.K.beau » (= escabeau) est inventé en 1975 par Jacques Lacan[1] pour qualifier l’esthétique de James Joyce. La sublimation, via la question de l’œuvre d’art, y est impliquée.

Le corps

Dans L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Lacan avait donné une théorie de la sublimation : « Et la formule la plus générale que je vous donne de la sublimation est celle-ci – elle élève un objet […] à la dignité de la Chose »[2]. Cette Chose qui traduit das Ding freudienne est « cette réalité muette […] – à savoir la réalité qui commande, qui ordonne »[3]. La sublimation est une « opération ascensionnelle »[4] – une Aufhebung. Par contre, « S.K.beau » dénude ce réel auquel l’artiste se confronte et que les sublimations possibles voilent : au cœur du Beau toujours ce S.K. hors sens. L’escabeau est modeste – on s’y hisse mais pas bien haut ! Il est plutôt bricolé et relève du tordu et non du droit ou du rond. Ce n’est pas une métaphore mais une différence quant à la structure : « […] le réel du droit, c’est le tordu, […] le tordu l’emporte sur le droit, […] le droit n’est qu’une espèce du tordu »[5].

Le corps des sujets parlants y est engagé. Comment ? « L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. »[6]

L’artiste précède le psychanalyste

Le travail photographique de Michèle Sylvander[7] apporte sa contribution à cette interrogation. Ainsi La fautive (1995 – élément n° 17 de la série Rencontres. Photographie polaroid, 54 x 47 cm[8]). Cette petite image, qui ne paye pas de mine, est l’une des réalisations les plus accomplies de cette artiste. Pourquoi ? M. Sylvander se présente de face, pensive et immobile. Ses yeux fixent l’objectif. Le cadrage inclut la tête maquillée, les épaules, le buste jusqu’au-dessous des seins. Elle est seulement vêtue d’une chemise blanche large, le col relevé, largement ouverte. L’artiste a disposé sur sa poitrine (les seins sont cachés ; la naissance du sein gauche visible) des poils nombreux et épais qui donnent l’aspect d’une poitrine d’homme. L’image fait donc coexister une femme avec une poitrine d’homme ou un homme avec un visage de femme. À se planter devant la photographie, impossible de trancher – homme ou femme ? Le titre, Fautive, indique une réponse. La faute de cet homme est d’être une femme. L’identité féminine est une faute par rapport à l’identité masculine. La force de cette image est que le titre en est l’interprétation. Être une femme relève de la faute. Serait affirmé ceci : il n’y a qu’un seul sexe – celui qui fait un homme. Il n’y a pas de deuxième sexe. La femme est une faute ! L’image ni ne dit ni ne montre plus. Elle est une affirmation simple exposée dans l’évidence. Elle interprète de façon critique en laissant ouverte cette question : Qu’est-ce qu’une femme si elle ne se réduit plus à être la faute d’un homme ? Telle est sa force. Le dernier mot sera à l’artiste : « […] je pense m’éloigner totalement des codes utilisés pour parler de sexe »[9]. Cet éloignement fait non pas la limite de cette œuvre photographique, mais sa grandeur puisqu’elle déconstruit les limites homme/femme fondées par les signifiants du patriarcat phallique.

[1] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 565. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 133. [3] Ibid., p. 68. [4] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, 2005, p. 209. [5] Ibid. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit. . [7] Michèle Sylvander (née en 1944) vit et travaille à Marseille. Se reporter au site : documentsdartistes.org [8] Michèle Sylvander, catalogue d’exposition, MAC-Galeries contemporaines des musées de Marseille, 2003, p. 51. [9] « Face à face (en miroir) – Conversation sur les images de Michèle Sylvander », ibid., p. 7.

Lire la suite

Positive attitude

J’ai décidé d’être heureux,

Parce que c’est bon pour la santé.

Voltaire

Soyez optimiste ! Le bonheur pour tous définit l’orientation tendance du sujet contemporain[1], de Pharrell Williams[2] le monsieur happy des tubes anti-morosité[3] aux réseaux très en vogue de la « positive thérapie ». Doit-on y voir une classification marketing (le bonheur ça rapporte) ou une émergence d’un réseau illustrant une Autre satisfaction ?

Le mot « optimisme » (du latin « optimus », le meilleur) a été forgé au milieu du XVIIIe siècle avec Leibniz pour qui les hommes vivaient dans le meilleur des mondes possibles. Il fallait alors se tourner vers l’avenir : le progrès devenait irréversible et prévisible.

La ligue des optimistes[4]Untitled1

Créée il y a huit ans en Belgique par un ancien avocat d’affaires, elle a pour but de créer un nouvel État, l’Optimistan : un pays métaphorique dont les optimistes seraient les citoyens. Il a une chorale où le bonheur se chante, des filières voient le jour un peu partout dans le monde. Une structure internationale, des conférences, une lettre hebdomadaire, des parapluies, pin’s et parfums font l’éloge du label ! L’optimisme glisse sur la vague de la morosité ambiante. À l’image d’un club sportif, la ligue des optimistes est très active dans son soutien au discours capitaliste.

Optimiser la jouissanceUntitled2

Jacques Lacan nous éclaire sur les modalités de satisfaction actuelles : l’Autre satisfaction. « Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction » et « la jouissance dont dépend cette autre satisfaction [est] celle qui se supporte du langage »[5]. Ainsi, puisque la satisfaction dépend de la réponse de l’Autre, elle est liée aux signifiants de la réponse en tant que signes d’amour. L’optimisme y trouverait là sa place et ses signifiants : bonheur et plaisir optimal !

Faute de pouvoir jouir du rapport sexuel qui n’existe pas, l’être parlant jouit des universels. Jacques-Alain Miller indique que le lien social peut faire fonction de tampon[6]. L’Autre satisfaction est celle de la communication, c’est une jouissance communautaire qui permet de se situer les uns par rapport aux autres… Au mieux il s’agirait d’optimiser cette jouissance.

Le lien à la communauté de ces optimistes engagés leur permet de trouver un « style de relations » où les codes identificatoires ont leur importance. Façon nouvelle d’être représenté pour l’Autre : « Optimistes ! Positivez, tout va bien ! » Ou encore « Positifs, Il faut optimiser! »

Le 5HTT : le bonheur est une affaire de longueur …

Face à l’injonction de l’optimisme pour tous, morale et désir sont ravalés par la science au rang du « 5HTT »[7]. Dans un article de Sylvie Déthiollaz (docteur en biologie moléculaire), publié dans la revue « Prolune », l’auteur pose la question : « 5HTT : et si le bonheur était affaire de longueur ? »[8] Une étude menée par une équipe de chercheurs du King’s College de Londres démontre que ce gène confère une aptitude à faire face aux aléas de la vie, proportionnellement à sa longueur. La clé du bien être serait génétique, occultant toute question subjective liée au fait d’être « fatigué, déprimé, pessimiste »[9]. Le bonheur qui se mesure, peut être appuyé sur un dosage médicamenteux. Le bonheur se prescrit…

Dans la même logique, la chaîne de confiserie espagnole Happy Pills a enrichi l’univers des bonbons gélifiés en vrac en puisant dans trois univers : la pharmacie, la drogue et l’art contemporain. Les bonbons curatifs détournent les codes pharmaceutiques. Le client devient prescripteur de ses pilules du bonheur. Les commerces, lieux de pharmacies gourmandes, empruntent également leurs codes à l’univers de la drogue. Le produit se vend au gramme près. Sous couvert d’humour, le client est encouragé à transgresser pour un brin d’optimisme et un bonheur assuré. À confondre une santé qui s’achète avec la promesse du bonheur, le mot d’ordre est bien : jouis !

Untitled3

La qualité de vie où bonheur, satisfaction, optimisme trouvent à se loger, apparaît comme un maître mot d’une nécessaire « conversation permanente » autour d’un impossible à collectiviser, comme l’a indiqué Éric Laurent[10].

À déjouer ces propagandes imaginaires, la psychanalyse délie des lendemains qui chantent, leur préférant les inventions singulières du sujet. Une prescription sur mesure qui ne se vend pas en pharmacie.

[1] Happy Show, La Gaîté lyrique, 3 bis, rue Papin, Paris 3e, 28 novembre 2013 – 9 mars 2014. www.gaite-lyrique.net [2] Ghosn J., « Pharrell Williams, rendez-vous avec Mr. Happy », Obsession n° 17, avril 2014. [3] Get lucky, avec Daft Punk, Blured lines avec Robin Thicke. [4] Site « La ligue des Optimistes », fr.optimistan.org/, www.liguedesoptimistes.be [5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 49. [6] Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 janvier 1988. [7] 5HTT est une protéine qui influence la capacité à gérer les difficultés. Le promoteur du gène 5HTT existe en deux versions (courte ou longue). La version longue permet une production plus élevée de la protéine. [8] Déthiollaz S., Revue Prolune n° 10 (protéines à la une), « 5HTT, et si le bonheur était une affaire de longueur ? », septembre 2003. [9] Hariri A. R. et al., « Serotonin Transporter Genetic Variation and the Response of the Human Amygdala », Science 297 : 400-4003 (2002) PMID : 12130784. [10] Cité par Monique Amirault, site de l’École de la Cause freudienne, in Chroniques Lacaniennes, « La clé du bien être, un bain de jouvence », 2009. Enregistrer

Lire la suite

Ce que Mme U. venait traiter au CPCT

Dans le cas de Mme U., en quoi notre intervention au CPCT se différencie-t-elle de la magie ou de la religion? Suite au traitement, elle est partie munie de deux signifiants – « croyant » et « à l’ancienne » – qui lui ont permis de tracer un espace libéré de la jouissance obscène de l’Autre.

Sous transfert, Mme U. a pu confier son délire et, en même temps, non pas obtenir un savoir – dont elle disposait déjà – mais trouver une solution pragmatique à son rapport avec les hommes.

Ce qui ne va pas 

Mme U. arrive au CPCT parce qu’elle veut connaître les raisons de ses difficultés dans les rencontres amoureuses.

Lors de la première séance du traitement, Mme U. donne déjà sa réponse. Elle rattache sa peur des hommes à celle qu’elle éprouvait pour sa mère. Elle était son bouc émissaire, la proie de sa colère. De son père, elle dit que, selon sa mère, il était un homme violent et qu’elle ne l’a pas beaucoup connu.

Menacée par le désir masculin, elle affirme que les hommes sont des « prédateurs ». Elle préfère les amours platoniques – dérobade de la question phallique – avec des amis homosexuels. Elle « croit toujours » au Prince Charmant.

Croyance et délire      

Elle évoque une enfance joyeuse avec une grand-mère pieuse. Je lui dis : « Ah, elle était croyante aussi ». Cette intervention – par la manière dont cet « aussi » a été entendu – aura l’effet transférentiel inattendu de me faire entrer dans une communauté des croyants auxquels elle peut confier ce qui lui arrive depuis une vingtaine d’années.

Le déclenchement, qui eut lieu à ses trente-trois ans, correspond à des coordonnées classiques. Au moment de la naissance de son fils, de la séparation d’avec le père de celui-ci et de la rencontre avec son propre père, « c’était l’horreur » : des bruits dans son appartement, la jalousie des collègues lui ont fait perdre son poste. Depuis, elle n’a plus eu de travail stable. Encore maintenant, il y a des irruptions chez elle, elle trouve des signes de franc-maçonnerie, on lui fait des marques sur sa boîte à lettres…

Elle n’en avait pas parlé de crainte qu’on la prenne pour une folle. Au long de ces années, elle s’était déjà adressée à des curés et des gourous pour solliciter de l’aide.

Lorsque son délire se déployait au milieu du traitement et que j’y étais convoquée dans le transfert, il me fallait tenir une position délicate : celle de ne pas reculer, tout en restant très attentive à éviter la pente interprétative.

Objet de la jouissance de l’Autre

C’est ainsi que Mme U. reprend le sujet des difficultés avec les hommes. Après quelque temps de relation avec un partenaire, elle se dit : « on a déjà trop touché mon corps », « certaines parties ».

Il y avait quelque chose de « malsain » chez sa mère dont elle a évité le contact physique depuis l’enfance.

Cela fait retour actuellement dans son travail. Ses collègues font des commentaires sexuels, se touchent et la regardent d’une manière obscène. Il y aurait « quelque chose d’incestueux » chez elles.

Deux interventions

J’ai fait le pari de réintroduire un peu de semblant en lui demandant, à chaque fois, si ça allait. Ce qui a rendu sa parole plus légère, plus attachée à des questions de la vie quotidienne.

Se plaignant de la manière négligente avec laquelle des curés ont traité l’apparition des objets de sorcellerie dans une église, elle dit qu’elle n’est pas d’accord avec ces curés « trop modernes ». « Ah ! », lui dis-je, « vous êtes plutôt à l’ancienne ».

Des effets qui se précipitent à la fin

Elle dit qu’elle va mieux, elle est centrée sur des activités qui lui plaisent, telles que la vente d’antiquités. Elle décide d’en faire son métier.

Elle est allée rendre visite à sa sœur qu’elle ne voyait plus depuis quinze ans. Elles n’ont pas discuté de leur histoire, elles ont visité la ville. Sa mère est venue les rejoindre, et cette fois-ci, elle est « restée à sa place ». L’Autre maternel décomplété de sa jouissance, trouve sa place. Elle décide de continuer à voir sa famille avec qui ça se passe mieux.

Elle a rencontré un homme exceptionnel qui « fait le bien autour de lui ». Il est homosexuel, travaille dans un marché aux puces et il est « croyant » lui aussi. Elle découvre en lui quelqu’un capable de prendre soin d’elle, ce à quoi elle n’était pas habituée.

Dans sa dernière séance, Mme U. parle d’une invitation qu’elle a reçue par courrier de la part de cet ami. Elle dit : « il est aussi à l’ancienne » et remarque à quel point elle apprécie ses « petits gestes attentionnés et désuets ». Je souligne ses dires : « à l’ancienne » et « petits gestes attentionnés et désuets » et les sanctionne comme des trouvailles. Elle n’a rien à ajouter. Elle me remercie et part, émue.

Conclusion

Mme U. a rencontré au CPCT une « croyante », ce qui a rendu possible qu’elle tisse un lien transférentiel et puisse se saisir de quelques signifiants avec lesquels faire barrière à la jouissance obscène de l’Autre dont elle était la proie.

Parfois, la limite du temps est bienvenue pour précipiter des effets thérapeutiques et garantir, pour certains sujets, la barre chez celui qui les accueille.

Lire la suite

GENET d’Hervé Castanet

GENET [1]

d’Hervé Castanet 

Hervé Castanet nous a habitués à une production aussi régulière que variée, mais un nouvel ouvrage est toujours un événement pour ce qui touche aux domaines de l’art et de la psychanalyse.

Jean Genet (1910-1986) est un auteur incontournable de la littérature du xxe siècle, romancier, poète, essayiste, homme de théâtre, auteur scandaleux tant par son œuvre que par sa vie. Sa mort, il y a trente ans, n’a pas éteint la polémique. Il demeure, actuellement, l’un des auteurs de théâtre les plus joués en France et dans le monde entier.

H. Castanet, en psychanalyste, lit Genet après Lacan[2] et Jacques-Alain Miller[3]; il en a tiré une thèse forte qu’il a exposée dans ses ouvrages antérieurs[4] et qui le distingue dans son commentaire d’une certaine tradition de la psychanalyse dite appliquée : « La psychanalyse impliquée, dit-il, oblige à une rigoureuse politique des conséquences – soit que les artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’œuvre. » Il précise que ce réel est cause : « mots, images, concepts en sont des traitements […] le savoir de l’artiste touche précisément à ce réel de la cause. […] Récupérer l’objet par son art, tel est, précisément, le travail de l’artiste » [5]. Freud l’appelait « sublimation », Lacan[6], à propos de Joyce, l’appelle « escabeau », en raison de son caractère d’opération ascensionnelle, comme l’Aufhebung hégélienne.

Genet, l’enfant abandonné à la naissance par ses géniteurs, recueilli par l’Assistance publique et élevé dans une famille nourricière des plus « normale » de la région du Morvan, très tôt délinquant, fugueur, voleur, condamné, homosexuel proclamé à une époque où il fallait le taire, écrit – c’est surprenant pour un homme qui n’eut à l’école que le certificat d’études primaires et fut, dans sa prime jeunesse une petite frappe – dans une langue parfaite. D’essais en romans, il a bâti la légende d’une vie héroïque où il a connu successivement les fastes de la célébrité, fréquentant les plus grands écrivains de son temps, et l’errance comme l’opprobre des proscrits.

Genet ne s’est jamais laissé enfermer par les critiques dans une identité certaine : avec art, il détruisait et démentait ensuite ce qu’il avait montré et, lecteur comme spectateur, chacun ne pouvait qu’y mettre du sien pour parer à ce qu’il transmettait de son inquiétante et dérangeante étrangeté. « Apporter la pagaille chez moi même », dit il, « et au-delà », ajoute H. Castanet. Comment un artiste peut-il rendre compte de la contradiction logique que porte la vie, sinon en la montrant !

H. Castanet insiste sur l’expérience subjective de 1953 – la rencontre de Genet avec un personnage de « petit vieux » sale et répugnant dans un wagon de train de troisième classe – pour en montrer les conséquences subjectives dans l’après coup : comment, dans cette rencontre d’un réel, Jean Genet a trouvé une révélation de ce qu’il était, a découvert ce qui le contraignit à de sérieux changements, et dans son écriture et dans ce qui fixait son identité érotique.

La fidélité de son écriture à cette expérience de la vie, celle de la jouissance qui l’habite, est la marque scandaleuse de cet auteur ! Il découvrit la solitude, celle de l’être au monde, fût-il au milieu de tous, cette « royauté secrète », dit H. Castanet[7] et « l’incommunicabilité profonde, [...] connaissance obscure de son inattaquable singularité ». Une bien « inhumaine condition » !

Au théâtre, avec sa grande pièce Les paravents donnée sur scène en 1966, il suscita, nous dit H. Castanet, un énorme scandale d’opinion pour cause d’offense aux bonnes mœurs du temps. Comme un envers de la vie contemporaine, il expose ce qui n’a pas de sens : la jouissance des corps des personnages et des acteurs dans des scènes obscènes, grossières, où les morts, parce qu’ils sont vivants chez les vivants, continuent à parler. Ce rebut, ce déchet, ce « petit tas d’ordure », d’une impossible figuration – envers de l’idéal –, fait exister les sujets à partir de leur jouissance solipsiste, aussi indicible que politiquement incorrecte, en se passant de l’Autre de la langue, de ses codes et convenances du beau et du bien.

C’est pour le sujet Genet, comme pour chacun, cet indicible, un point d’inflexion dans sa langue, l’objet qui le cause.

[1] Castanet H., Rouvière Y.(illustrations), Genet, Paris, Max Milo Éditions, collection Comprendre-Essai graphique, 2015. [2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 192. [3] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour au xxie siècle, Collection Huysmans, Paris, 2014, p. 306. [4] Castanet H., La sublimation. L’artiste et le psychanalyste, Economica-Anthropos, Paris, 2014, et « S.K. beau », Éditions de la Différence, Paris, 2011. [5] Ibid., p. 6. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p.565-566, cité par J.-A. Miller, « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 208. [7] Castanet H., Rouvière Y., Genet, op. cit., p. 57.

Lire la suite

Les Nouveaux Sauvages

Deux hommes se battent à la suite d’une bravade en voiture. Qui aura le dernier mot ? Dans le restaurant où elle travaille, elle reconnaît soudain l’homme qui a détruit sa famille. Le restaurant est très isolé... La mariée apprend qu’il l’a trompée avec une femme qui assiste à leurs noces. Comment s’aimer après une telle découverte ? Les passagers d’un avion découvrent, avec stupeur, qu’ils sont les otages d’une machination machiavélique orchestrée par le pilote de l’avion ! En échange d’une coquette somme d’argent, un homme devient volontairement le coupable d’un crime qu’il n’a pas commis. L’argent reçut suffira-t-il à payer la dette ? Les services de la fourrière enlèvent, à plusieurs reprises, la voiture d’un homme sur un emplacement qui n’était pas matérialisé. Comment matérialiser un espace qui n’a pas de limite ? Réponse : en faisant un trou !

Les Nouveaux Sauvages[1], film du réalisateur argentin Damián Szifrón, est une fiction qui interprète un mouvement à la fois subtil et tapageur de l’époque. S’il peut paraître difficile tout d’abord d’attraper l’unité des six sketches qui composent ce film, on est frappé par l’ambiance puissamment angoissante dans laquelle tous les personnages sont plongés. Enfin, on perçoit que les portraits que dresse Damián Szifrón s’attardent sur l’affrontement de parlêtres ordinaires, mis en scène dans leur vie quotidienne. L’Autre auquel ils ont affaire est toujours implacable.

Deux extraits

Bombita[2] est confronté à un fonctionnaire de l’administration de la fourrière. Comme beaucoup d’autres, Bombita est un homme surbooké. Il aime son travail qui consiste à dynamiter des édifices obsolètes et, dans ce domaine, c’est un crack. Le sort semble s’acharner sur celui qui va devenir une petite bombe (traduction littérale de Bombita) au moment où sa femme le quitte. Dégringolade, dynamitage. Celui qui avait les honneurs de sa société est déchu, il perd son travail et un juge lui interdit de voir sa fille chérie. Bombita est un destructeur, mais le pauvre fonctionnaire de la fourrière municipale l’ignorait. C’est pourquoi, à l’image d’une tragédie antique, chacun des personnages est mu par les fils tirés par les Dieux. Pas d’énonciation pour le fonctionnaire de l’époque de l’Autre qui n’existe[3] pas, ces fils s’appellent procédures, directives. Privé du je qui autorise l’exception, il réitère les arguments, tel un automate. C’est le passage à l’acte de Bombita qui ébranle l’édifice du savoir mort de l’administration. Propulsé par les médias qui font une large place à l’événement, Bombita est acclamé comme le nouveau héros de la lutte contre l’arbitraire de l’administration. Comble de l’ironie, c’est dans la prison où il est incarcéré qu’il restaure sa place de père.

Un homme que l’on imagine sans peine être un jeune cadre dynamique, roule à toute allure dans un paysage aride argentin. Sa voiture, un modèle flambant neuf, est ralentie par un véhicule poussif. Jeune/vieux, beau/moche, élégant/déguenillé… tout oppose les personnages. Chacun incarne l’exacte réplique de l’autre dans une sorte de miroir inversé qui ne tarde pas à déployer ses effets de rivalité imaginaire. Seule l’étreinte de la mort arrête l’escalade de violence à la fois grotesque et haineuse des protagonistes.

Le burlesque sert ici à représenter certains aspects sombres du temps présent. Si le film met en fiction les effets de la crise dans la société argentine à travers la corruption, les médias télévisuels, la folie administrative, ses personnages y opposent une réponse en forme de fantasme de vengeance salvatrice et libératrice. Damián Szifrón réussit à mobiliser un trésor de trouvailles scénaristiques qui, en provoquant le rire, mettent un voile pudique sur l’obscénité de l’époque.

[1] Relatos Salvajes, de Damián Szifrón. Argentine, Espagne. Festival de Cannes 2014 . Sortie en salles en janvier 2015. [2] Surnom du personnage joué par l'excellent Rícardo Darín. [3] Miller J.-A. & Laurent É., « L'orientation lacanienne. L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l'université Paris VIII, 1996-1997, inédit.

Lire la suite

Imaginer le réel

A propos de L’envers du décor

(ou l’art de la guerre toujours recommencée)[1]

D’Yves Depelsenaire

« Comment peindre une bataille? »[2] se demandait Léonard de Vinci devant la fresque inachevée de la bataille d’Anghiari. Cette difficulté n’a pas tari l’inépuisable source d’inspiration des scènes de guerre dans la peinture. Et pourtant, à une époque où la guerre était encore un théâtre, une geste héroïque, propice à toutes les mises en scène, il concluait qu’il valait mieux « noyer dans la fumée, poussière, air poudreux, brume épaisse et confuse » ce lieu par excellence où se perd la vue, la fulgurance aveuglante de cet envers du décor, qui fait dire au héros japonais de Marguerite Duras : « Tu n’as rien vu à Hiroshima ».

C’est dans cette veine que Lacan, notant que « Toute action représentée dans un tableau nous y apparaîtra comme scène de bataille […] »[3], se laisse enseigner par les artistes en nous engageant à « imaginer le réel ».

Et pourtant l’imaginaire est le voile du réel, et l’art a toujours eu la mission de redoubler ce voile en l’élevant à la dimension du Beau. Mais, à l’âge de la science, le voile des apparences se déchire, le monde n’est plus ordonné à la représentation. La guerre ne fait plus consister la « fable de l’histoire » : jadis légendaire, épique, tragique et racontable, elle est devenue massacre de masse, reconvertie en techno-science, et sa représentation est, du même coup, entrée dans une ère nouvelle : l’auteur met à l’emblème de Malevitch et de son « Carré noir » « ce passage sans retour où la nuit tombe sur nous, où le sujet est effacé, pour ne pas dire aboli »[4]. Évoquant, dans son sillage, une foule innombrable d’œuvres contemporaines, où nous apprécions à nouveau son immense érudition artistique, il convoque Michel Foucault saluant « le courage de l’art moderne dans sa vérité barbare […] cette irruption de l’en-dessous, de l’en-bas, mise à nu, démasquage, décapage, excavation, réduction violente à l’élémentaire de l’existence »[5].

Ainsi l’art contemporain se déploie-t-il dans le registre, non de l’œuvre, mais de l’installation, de l’assemblage, pièces détachées, objets jetables, déchets, bric-à-brac accumulés, morceaux choisis symptomatiques de notre temps, objets qui dégringolent, explosent, éclatent, dans une logique de l’effondrement qui porte la marque d’un rapport au réel redessiné par la science et la technique. Et pourtant, ils ne témoignent pas d’un abandon mais d’un combat contre le « cours des choses » que, par la dérision et la subversion, ils cherchent à « détraquer de la bonne manière ». En tentant de capter, à travers ces « bouts de réel », la libido dans son envers de destrudo, ces créations éphémères, chaotiques et parfois extravagantes restent fidèles au message de tout art : ne pas tenter de montrer le réel, mais l’approcher « de biais », usant de procédés obliques et furtifs pour cerner l’irreprésentable, telle cette vidéo sur la trace d’une jeune femme marchant dans les rues désertes de Sarajevo, et dont le chant timide est scandé par les tirs de snipers embusqués[6].

En ce sens, l’art s’inscrit en faux contre le délire scientiste du « tout visible », du scanner généralisé, où le monde est effacé par son image, ce monde où nous ne pouvons ni nous perdre ni nous cacher, où nous devenons transparents, et dont le symbole pourrait être le drone omnivoyant mais aussi cette effrayante création d’un laboratoire d’Hiroshima : la grenouille translucide dont on peut observer à loisir le fonctionnement des organes et la genèse des maladies. Cet emblème du forçage de « l’obscure intimité des corps », que Wilm Delvoye porte ironiquement au paroxysme en tentant la radiographie d’un coït[7], Freud n’en avait-il pas entrevu le risque en exposant côte à côte, au mur de son cabinet, les reproductions de « La leçon d’anatomie », de Rembrandt, et « Le cauchemar », de Füssli ?[8]

Ainsi, maintenir « un rapport véridique au réel », c’est « déjouer le paradigme »[9] à l’œuvre dans le fantasme scientiste de rendre tout visible, c’est savoir faire surgir, au cœur de l’image, le trou, la fente, la béance, un impossible à voir, dont Lacan a fait le cœur et le principe de son musée imaginaire, dont Yves Depelsenaire nous a proposé le parcours[10].

N’est-ce pas au nom de cette collection très singulière qu’il rêve, en commentant le drame d’Hamlet, d’un tableau qui, à l’opposé de celui de Millais[11], où le corps noyé d’Ophélie dérive au fil de l’eau parmi les fleurs, accomplit de manière saisissante le nouage de la guerre et de la Chose, cette zone opaque et sans nom qui est aussi bien le champ de bataille de la psychanalyse et l’enjeu de ce livre ?

« On voit Hamlet et Laërte disparaître dans le trou. Ils sont un certain temps dans le trou à se colleter. À la fin, on les en tire pour les séparer. Ce serait ce que l’on verrait dans le tableau – ce trou d’où on verrait les choses s’échapper »[12].

[1] Depelsenaire Y., L’envers du décor (ou l’art de la guerre toujours recommencée), Paris, Cécile Defaut, 2013. [2] de Vinci L., Carnets, Paris Gallimard, vol.2, 1942, p. 267. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1974, p. 105. [4] Depelsenaire, Y., op.cit., p. 27. [5] Foucault M., Le courage de la vérité, Hautes Études/Gallimard Seuil, 2009, p. 172-174. [6] Depelsenaire Y., ibid., p. 48. [7] Ibid., p. 84. [8] Ibid., p. 83. [9] Ibid., p. 90. [10] Depelsenaire Y., Un musée imaginaire lacanien, Bruxelles, La lettre volée, 2009. [11]Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 449. [12] Ibid., p. 318.

Lire la suite

« La sécurité : force des États et lien social »

Paris, préparation à PIPOL 7, 15 avril 2015

Le 15 avril dernier, se tenait à Paris une soirée préparatoire au prochain congrès de l’EuroFédération de Psychanalyse, PIPOL 7, dont le thème est cette année « Victime ! » (les 4 & 5 juillet à Bruxelles). Préparation issue d’un satellite à Victime !, qui lui donnait son titre : la sécurité. En sous-titre, l’annonce pointait le cadre : Force des États et lien social. L’invitation à cette soirée laissait donc entendre une question : comment nous débrouillons-nous aujourd’hui, à l’heure des attentats multiples en Europe qui ont vu des exactions particulièrement violentes ? Question, car s’orienter dans les politiques publiques en ces matières n’a rien d’une évidence.

C’est ce que nous fera entendre Corentin Segalen, que les responsabilités ministérielles actuelles et le parcours universitaire depuis plusieurs années en matière de sécurité (tant en France, à Toulouse ou Paris, qu’au Royaume-Uni, à Londres), ont amené à établir un certain nombre de constats qui démentent les a priori nombreux que l’on peut avoir sur ces questions. Il dira combien, pour lui, le 21 avril 2002, qui a vu le Front National au second tour de l’élection présidentielle française, a fait signal, dès cette époque-là, d’un enjeu à travailler alors qu’il était militant à Paris.

C. Segalen nous livrera ainsi quelques notions qu’il est bon de rappeler. Ainsi, la transparence de la Police ne s’oppose pas à l’ordre public (voir à ce propos les émeutes de 2005). La prison, pour sa part, a tendance à accentuer fortement l’ancrage d’un délinquant dans la délinquance. Quant à l’insécurité, si l’on regarde les chiffres, C. Segalen soulignera que le pays n’a jamais été aussi sûr qu’aujourd’hui : 770 meurtres en 2014, lorsque ce chiffre dépassait les 2200 dans les années 1960. Mais, si les chiffres rassurent parfois (C. Segalen mentionnera sur ce point les dégâts de la course aux objectifs quantitatifs pour la Police, rivée sur l’idée de devoir « faire du chiffre »), Éric Laurent va faire porter l’accent sur ce qui leur échappe dans le contemporain, en livrant une formule choc : l’avenir du non-quantifiable est le passage à l’acte.

D’une certaine manière, cette soirée fut une ponctuation dans les vagues médiatiques qui augmentent la confusion dans laquelle nous mettent les actes terroristes récents. Car, qui est garant du maintien de l’ordre dans ce moment ? Guy Briole va attirer notre attention sur une reconfiguration de la Police et de l’Armée, en montrant combien le déplacement des commandements, voire l’abandon d’un certain nombre de prérogatives confiées jadis aux militaires, finissent par jeter le trouble sur la question de la sécurité publique. Sur cette ligne, il insistera sur le décalage qui existe entre les menaces terroristes et la gestion publique de ces menaces, dont l’étude ou l’observation est désormais confiée par exemple à des laboratoires privés.

Cela fut l’autre apport de cette soirée, conduite par Jean-Daniel Matet, Président de l’EuroFédération de Psychanalyse, en présence d’un public extrêmement nombreux et attentif à l’ECF : il n’y a pas que les États qui sont concernés par la gestion de la sécurité. Il y a aussi chacun qui est concerné par la formidable expansion des données recueillies en matière de santé ou de psychisme, par des entreprises privées spécialisées dans le numérique, notamment. É. Laurent pointera d’ailleurs ce qui échappe au périmètre bureaucratique et s’est déplacé vers une technologisation toujours plus poussée du marché.

Ce marché, Jacques-Alain Miller, depuis la salle, va en reprendre la notion et produire un éclairage saisissant : Victime !, pour la psychanalyse, est d’abord une question de parole. Le phénomène nouveau, ce sont les victimes, aujourd’hui, qui le sont au titre d’une désorientation dans le discours du maître, auquel le Un, notamment islamique, vient faire pendant, dans un espace qui n’est plus géographique mais topologique. Un caricaturiste dessine-t-il à Paris que deux heures plus tard, des exactions sont commises à plusieurs milliers de kilomètres. Précipitation de l’instant de voir. L’adhésion populaire à la Police s’en trouve également changée, puisque nous voilà précipités aussi dans les bras du discours du maître comme ultime abri. J.-A. Miller apportera au passage cette distinction entre la Police anglaise et la Police française, en ceci que la première n’a pas commis le Vel’ d’Hiv’, ce qui en France change la donne.

Quelles perspectives alors pour la psychanalyse ? J.-A. Miller soulignait non sans malice et humour que la psychanalyse n’a pas à être auxiliaire du maintien de l’ordre, puisque son terrain est d’abord celui du désir, non celui de la réhabilitation symbolique dans un monde qui n’est plus ordonné par le Nom-du-Père, qui n’est plus fondé sur la solidité des identifications. En ceci, les nouvelles victimes de la désorientation dans le marché tapent aux portes. En cela, le thème de PIPOL 7 se trouve densifié à l’issue de cette soirée préparatoire.

Lire la suite

Espace rédacteur

Identifiez-vous pour accéder à votre compte.

Réinitialiser votre mot de passe

Veuillez saisir votre email ou votre identifiant pour réinitialiser votre mot de passe