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Du portemanteau à l’escabeau

Prenons comme exemple ce mot que l’on trouve, au chapitre 12, dans la deuxième partie de Finnegans Wake[1] : murmoureusement (traduction Philippe Lavergne). C’est un pun, comme l’indique Lacan[2]. Il s’agit là d’un mot qui est fait d’au moins deux ou trois mots – mur, murmure et amoureusement. C’est, comme le précise Lacan[3], un portemanteau au sens de Lewis Carroll. L’on trouve en effet, au chapitre 6 de De lautre côté du miroir, des exemples de ce que Gilles Deleuze a également appelé, dans Logique du sens[4], des « mots-valises ». « Slictueux », explique Humpty Dumpty à Alice, signifie à la fois « souple, actif et onctueux », tandis que « flivoreux » veut dire en même temps « frivole et malheureux » (traduction Henri Parisot)[5]. Le portemanteau est donc un mot inventé à partir de la condensation de plusieurs mots. Sur ce point, Lewis Carroll fut donc un précurseur de James Joyce. Comme le fait remarquer Lacan, l’usage du portemanteau est très fréquent dans Finnegans Wake. Il va jusqu’à dire, à cet égard, que Finnegans Wake est « quelque chose qui joue, non pas à chaque ligne, mais à chaque mot, sur le pun »[6]. Or, l’usage du portemanteau accentue le sentiment d’inintelligibilité que l’on éprouve à la lecture de Finnegans Wake.

Un certain nombre de feuillets, qui portent sur le mythe de Tristan et Yseult et qui ont servi à Joyce de point d’appui pour écrire Finnegans Wake, viennent d’être traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq sous le titre Brouillons dun baiser[7]. Dans sa préface, M. Darrieussecq évoque cette « inintelligibilité » du texte de Joyce qui le situe ainsi à la limite d’une lisibilité possible. Lacan, pour sa part, insiste sur la « jouissance » qui a été celle de Joyce lorsqu’il a écrit de cette manière-là – c’est-à-dire en laissant derrière lui la lumière du jour (celle qui éclaire encore Ulysse) et en s’avançant dans l’obscurité de la nuit qui, elle, renvoie au cauchemar de l’histoire humaine. Lacan y saisit là un symptôme[8] : une telle manière d’écrire ne met pas en jeu l’inconscient, ni celui de l’auteur ni celui du lecteur. En ce sens, l’art de l’artiste n’est pas lié à l’inconscient, mais relève du symptôme. Le symptôme en question vient précisément du fait que l’objet d’art (Lacan écrit cela eaube jeddard) se tient séparé de l’inconscient de celui à qui il est destiné. En cela, le pun se distingue du joke. Il ne vise pas à faire lien social. Le portemanteau n’est pas un mot d’esprit au sens de Freud. Le lecteur peut-il néanmoins prendre plaisir à lire un texte qui lui est proposé comme étant inaccessible et que, par conséquent, il ne comprend pas ? C’est la question. Le lecteur peut en effet, si « ça ne lui dit rien », abandonner le texte illisible à ce qu’il est – inintelligible – et s’en éloigner.

M. Darrieussecq affirme que l’on peut prendre plaisir à lire Finnegans Wake à condition de le lire selon une certaine modalité – celle qui consiste à ouvrir le livre au hasard. Lacan, quant à lui, considère que Joyce a donné à Finnegans Wake la fonction d’être son « escabeau». Écrire Finnegans Wake a été une façon pour lui de monter sur son escabeau afin de provoquer un hurly-burly[9] dans la littérature et par là même de se faire un nom. De ce point de vue, Lacan a pu dire que Joyce a ouvert la voie et que le symptôme dans la littérature moderne est, dès lors, la conséquence de ce que « La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître »[10]. Lacan lui-même ne s’en excepte pas. Dans l’un des feuillets traduits par M. Darrieussecq, il est question de l’escabeau sur lequel monte Yseult lorsqu’elle veut montrer ses jambes. Elle traduit ainsi par « escabeau » le mot de Joyce stepladder[11].

Il me semble donc important de souligner ici que Lacan a mis en valeur l’escabeau joycien en l’articulant à une manière symptomatique d’écrire.

[1] Joyce J., Finnegans Wake, Traduction Philippe Lavergne, Paris, Folio Gallimard, 1997. [2] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2005, p. 165. [3] Ibid., p. 165. [4] Deleuze G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, Septième série et Treizième série. [5] Carroll L., De l’autre côté du miroir, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 318-319. [6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [7] Joyce J., Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, Préface et traduction de l’anglais par Marie Darrieussecq, Paris, Gallimard, 2014. [8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 165. [9] Hurly-burly veut dire tintamarre, tumulte. [10] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 2001, p. 570. [11] Joyce J., Brouillons d’un baiser, op. cit., p. 62-63.

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Un écho du Séminaire des Échanges à Nice avec Bernard Seynhaeve

Le corps, panneau-indicateur vers la conclusion de l’analyse

Le Séminaire des Échanges de l’ACF-ECA a choisi de réfléchir sur La fin d’analyse en invitant trois AE sur deux ans. Bernard Seynhaeve inaugure l’année 2015 avec des avancées sensationnelles sur la conclusion de l’analyse.

Bernard Seynhaeve a livré au public attentif de Nice ses avancées inédites pour conceptualiser la fin de l’analyse. Sous le titre « Une analyse avec le corps », il a accentué la dimension du réel du corps dans l’expérience et surtout en quoi elle ouvre sur la possibilité de conclure l’analyse.

L’enjeu de l’interprétation, a-t-il rappelé, est de permettre à l’analysant d’arracher des bouts de réel pour cerner la manière singulière dont il a incorporé les signifiants de son histoire. Il s’agit de retrouver trace de la percussion réelle du langage sur le corps, dont le sujet fait le premier signifiant de son histoire, le S1, qui lui a servi à recouvrir cette faille de sens, à l’infini.

B. Seynhaeve souligne que le S1 était présent dans les interprétations principales de son analyse, reçues « comme des gifles », c’est-à-dire accompagnées d’un événement de corps. De même, il retrouve chez la plupart des AE – qu’ils aient eu le souffle coupé ou aient été remués, secoués, taraudés – de telles interprétations déterminantes ayant fait trace sur le corps. En faisant coupure, elles isolent le sujet de son histoire, font chuter le pathos : le S1 ne représente plus rien. Lorsque le cadre du savoir tombe, le hors-cadre peut apparaître.

Pour B. Seynhaeve, il s’agissait de se séparer de l’injonction « si je meurs, occupe-toi d’L/elle » (« L » est son S1) prononcée à la génération de ses parents, et qui a eu un tel impact dans sa vie. « J’incarnais dans le réel ce ‘’L’’ proféré du lieu de l’Autre […] dont je m’emparai pour en faire le signifiant-maître qui présida à mon destin », a-t-il témoigné. Pour une autre AE, Hélène Bonnaud, conclure deviendra possible avec la découverte que la figure de cet Autre à tout instant prêt à la « jeter » (« jeter » est son S1) est corrélée à un sentiment indicible de vacillement, de chute. Elle sait maintenant qu’entrer dans le lien supposera toujours de s’arracher à ce sentiment. Chez Monique Kusnierek, les exigences de la pulsion orale (« croquez-moi ») ont construit un Autre érigé en bête féroce qui sera brusquement dégonflé lorsque, par une pantomime, l’analyste mime le monstre. Dans un rire salvateur, le cadre saute : l’Autre, devenu apparent, peut aussitôt déconsister.

Cependant, pour cerner cette dimension du réel du corps dans le transfert, il convient de ne pas oublier un deuxième versant : il concerne le corps de l’analyste. B. Seynhaeve a mis en évidence de manière très novatrice que l’interprétation décisive est celle qui vient nouer autant la langue et le corps de l’analyste que ceux de l’analysant. Il a été le premier surpris, en reprenant les témoignages récents d’AE, d’y trouver – constante restée pourtant inaperçue – de tels événements de corps chez l’analyste. Là où Lacan parle d’interprétation apophantique[1], notre invité a proposé de qualifier d’« interprétation-nœud » ces interprétations oraculaires dont l’impact sur le corps signale la valeur de vérité. Portant sur la cause du désir, leur support est le désir de l’analyste.

En d’autres termes, en cette zone où la jouissance indicible déloge le sujet de son énonciation, « Tout tient à l’événement, un événement qui doit être incarné, qui est un événement de corps – définition que Lacan donne du sinthome. Le reste, disons-le, c’est un habillage – un habillage qu’il faut, dans la plupart des cas. Mais Le noyau, le Kern au sens de Freud, le Kern de l’être, c’est cet instant, c’est l’instant de l’incarnation. »[2], estime Jacques-Alain Miller. En mettant son corps dans la balance, « l’analyste joue à incarner l’Autre appelé par le montage pulsionnel du sujet » et en fait valoir la valeur de jouissance, a résumé notre invité.

Ces avancées de B. Seynhaeve[3] sont affines au propos de J.-A. Miller pour qui les interprétations sont des créations de l’analysant, et à celui de Lacan pour qui « les psychanalystes font partie du concept de l’inconscient »[4].

Nous tenons une boussole solide en retenant que « l’interprétation-nœud » est le panneau indicateur qui indique à l’analysant la direction vers la conclusion de son analyse. Une telle interprétation décisive se reconnaît à ce qu’elle résonne dans le corps de l’analysant, produit un événement de corps, et engage aussi le corps de l’analyste.

[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 473. [2] Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, Paris, Navarin, n° 71, juin 2009, p. 76. [3] La conférence de B. Seynhaeve sera publiée dans RIVAGES, Bulletin de l’ACF-Estérel-Côte d’Azur, en octobre 2015. [4] Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 834.

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La psychanalyse interprétée : naissance de la théorie, évolution de la pratique

La matinée d’étude de l’ACF Rhône-Alpes, qui s’est tenue à Grenoble le samedi 28 février à l’initiative de Délia Steinmann, a fait résonner dans l’histoire ce qui du concept d’inconscient (« drôle de mot » que celui-là) traverse les époques et les discours, à partir des points de rupture d’où a pu émerger l’invention de la psychanalyse. Nicole Edelman, historienne à l’université Paris-Ouest Nanterre, nous a montré comment Freud s’est affranchi subtilement de l’héritage de ses prédécesseurs dont la pluralité des discours dans les études consacrées au somnambulisme magnétique puis à l’hypnose rêvaient d’un inconscient enraciné dans la physiologie (thèse de Ribot 1884). Les précisions d’historien de Freud, telles qu’elles apparaissent dans Die Traumdeutung (1900), s’inscrivent en lien avec les contingences de son temps, mais aussi par rapport au « pas de côté » qu’il fait sur son époque, par quoi il devient possible d’extraire les lois du fonctionnement psychique, les rêves comme voie royale de l’inconscient.

Marie-Hélène Blancard est ensuite intervenue et a mis l’accent sur la façon dont l’inconscient se branche sur le corps et comment Lacan s’est fait l’artisan d’un nécessaire retour à Freud pour réinventer la psychanalyse en passant de l’inconscient jouis-sens (ce que serait le rêve comme rébus) à l’inconscient lacanien qui à la fin d’une cure, procède du vidage de la jouissance. À partir du dispositif de la passe, elle précise comment s’est desserré pour elle l’étau des identifications au corps hystérique qui s’inscrivait comme refus du corps. La tyrannie du savoir convoquait une jouissance absolue, via la figure consistante d’un père absent et une tentative de faire exister La femme par le Un de l’exception. Après le déroulement de la chaîne signifiante, le sujet doit consentir, dit-elle, « à plonger dans le trou du souffleur » dans sa rencontre avec la fonction de la lettre qui fait trou dans le langage. L’inconscient se fait mathème lacanien lorsque la structure se dénude, pas sans le mouvement d’acceptation du corps vivant et la satisfaction de la fin de l’analyse. Cela suppose de s’affranchir de toute idée de guérison qui, avec Lacan, n’advient que par « surcroit ». C’est un beau témoignage sinthomatique donné par celle qui ex-siste comme « bouffeuse de vie », chez qui l’inconscient opère comme discontinuité et non plus comme continuum. Il y a un saut à franchir, un point de rupture à trouver, pour chaque fois arracher un bout de savoir au réel qui, loin d’être la conclusion, se traverse comme un moment de conclure. Tout du réel n’est pas recouvert par le déchiffrement du symbolique.

Entre les deux interventions, un film poétique, réalisé au sein du dispositif « Culture et Santé » du Centre Hospitalier Alpes-Isère par L’Atelier créativité Frantz Fanon et la Compagnie L’Envol, fut projeté : La princesse à la courte mémoire, dont les marionnettes ficellent comme une invitation au rêve, à la magie colorée d’une histoire d’amour où l’inconscient ne demande qu’à se réaliser. Dans sa rencontre avec le désir de l’Autre, la princesse divisée entre le désir de son partenaire et celui du roi ne sait plus très bien sur quel pied danser pour trouver chaussure à son pied. Le conte fait valoir la dimension de ratage du rapport sexuel de chaque être pris dans le papier mâché des chausse-trappes de la jouissance.

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Au CPCT-Paris le 14 mars 2015, avec Philippe La Sagna

La pulsion « forme supérieure de la demande »

Le 14 mars dernier, le CPCT-Paris recevait Philippe La Sagna pour une après-midi de travail autour du concept de pulsion. La pulsion, nous le savons depuis Freud, est un concept fondamental de la psychanalyse. Elle le sera pour Freud comme pour Lacan qui lui consacrera toute une section de son Séminaire charnière de 1964, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lacan commencera d’ailleurs par se défendre contre ceux qui, à l’époque, taxaient son enseignement d’intellectualisation et l’accusaient d’avoir laissé le concept de pulsion de côté : « Il n’est nul besoin d’aller bien loin dans une analyse d’adulte, il suffit d’être un praticien d’enfants, pour connaître cet élément qui fait le poids clinique de chacun des cas que nous avons à manier, et qui s’appelle la pulsion. »[1]

Pourtant, Lacan va travailler le concept de pulsion d’une manière qui lui est tout à fait singulière. En cela, il ne fera que suivre Freud qui, dans « Pulsions et destins des pulsions », rappelait que si une science « doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis […] le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité dans les définitions »[2]. En effet, Lacan abordera la pulsion comme une demande et pas n’importe laquelle. Il l’écrira $◊D. Avec la pulsion, nous ne sommes plus dans le registre de la demande parlée, de la demande d’amour éventuellement adressée à l’analyste. Car, pour reprendre la formule de Jacques-Alain Miller, « la pulsion est une demande, une demande que l’on ne peut pas refuser […] c’est une exigence du corps »[3]. On entend ici la demande au sens anglais de demand, d’une exigence. Car la pulsion exige – elle ne demande pas poliment – et qu’exige-t-elle ? Elle exige satisfaction. Ce qui fera dire à J.-A. Miller que la pulsion est une « demande de jouissance »[4]. La pulsion comme demande donc. Mais une demande dont on ne peut dire qu’elle soit adressée à un Autre. Elle ne demande aucun signe de l’Autre et c’est en cela qu’elle n’est pas une demande d’amour.

Les deux premiers cas présentés l’après-midi du 14 mars furent l’occasion d’articuler le concept de pulsion avec celui du transfert. Comme le rappelait P. La Sagna, la pulsion n’a rien à voir avec l’amour : c’est bien parce que l’amour, le rapport sexuel, ne marchent pas qu’il y a la pulsion. Or, dans la demande d’amour, il y a une demande de savoir. Et dans le transfert, il s’agit d’utiliser l’appétit du sujet pour le savoir.

Comment interpréter le transfert au CPCT où le traitement est limité dans le temps ? s’interrogeait alors P. La Sagna. Il y a l’interprétation classique, freudienne, qui vise la répétition dans le transfert. Les patientes d’Andrea Castillo et de Caroline Leduc en témoignaient : pour l’une, la mise en évidence d’une répétition à l’œuvre dans sa vie avait déclenché l’entrée dans le transfert ; pour la seconde, c’est l’incapacité (assumée par la patiente) à transférer sur la personne de l’analyste qui, se répétant, avait fait l’objet de l’interprétation.

Lacan nous a indiqué que la bonne interprétation du transfert se situe au niveau de la pulsion. Le fameux acting-out du patient aux cervelles fraîches de Kris (dont il fut souvent question au cours de l’après-midi) nous montre que c’est bien la dimension pulsionnelle qui apparaît dans le transfert. Or, que fait Kris ? Il interprète l’objet dans la réalité au lieu d’interpréter la pulsion orale.

Au CPCT, l’interprétation lacanienne du transfert par la pulsion s’avère difficile. Pour autant – et il ne faut l’oublier - l’interprétation classique par la répétition fait bel et bien surgir l’objet en tant que la répétition est toujours celle d’un ratage. Cette interprétation (qui met en évidence un ratage) n’est donc pas sans rapport avec la pulsion puisque l’objet saisi comme raté n’est autre que celui de la pulsion.

La pulsion « forme supérieure de la demande »[5] ? La formule fut remise en question par P. La Sagna : on pourrait croire que la pulsion est une forme « inférieure ». N’est-elle pas, après tout, muette ? Ne peut-on pas l’opposer en ce sens à la pulsion de vie, où « ça parle », ça se métaphorise ?

Les deux derniers cas de l’après-midi furent l’occasion d’éclairer cette formule. Eve Miller-Rose mit en évidence les effets vertueux de la pulsion : la pulsion, chez son patient, lui aura permis de créer constamment une marge où il est ni « dedans » (où il serait persécuté) ni « dehors » (où il serait seul). Philippe Jonquet, quant à lui, présenta le cas d’un patient qui rejette toutes les interventions de l’analyste. La pulsion de mort œuvre en coulisses. Avec elle, c’est le savoir que refuse le patient. En ce sens, donc, la pulsion est bien une « forme supérieure de la demande », à l’œuvre quand le patient préfère la mort au fait de savoir.

Ces deux derniers cas furent également l’occasion d’illustrer les destins possibles des pulsions. Le patient de P. Jonquet, qui s’offrait sans retenue aux regards et à la jouissance des autres, choisira, au terme de son parcours au CPCT, de se former à un métier rare de l’artisanat, opérant ainsi un renversement de la pulsion quant à son objet et à son but. Le patient d’Eve Miller-Rose, qui est constamment « jeté », « éjecté », parviendra à canaliser, satisfaire cette pulsion qui manque de tout faire « exploser », dans le « parlementage ». On songe à la boutade qu’employa Lacan pour évoquer la sublimation : « pour l’instant, je ne baise pas, je vous parle, eh bien ! je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais »[6].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 148. [2] Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 11-12. [3] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, Paris, Navarin, 2011, p. 140. [4] Miller J.-A., « La pulsion est parole », Quarto, Bruxelles, n° 60, juillet 1996, p. 9. [5] Ibid., p. 141. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 151.

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Sabine Meier, « Portrait of a man » : l’obscurité d’un corps

Le trou de l’étoffe

Sabine Meier expose au MuMa de la ville du Havre, jusqu’au 8 mars 2015, son travail photographique Raskolnikov, Portrait of a man.

La photographe y met en scène, dans des lieux improbables de New-York et du Havre, Raskolnikov, le héros dostoïevskien de Crime et châtiment. Elle fait le portrait d’un homme dont les mouvements « intérieurs » incessants sont ceux de tous les personnages de Dostoïevski. « Ce sont, chez lui, on s’en souvient, les mêmes bons furtifs, les mêmes passes savantes, les mêmes feintes, les mêmes fausses ruptures, les mêmes tentatives de rapprochements, les mêmes extraordinaires pressentiments, les mêmes provocations, le même jeu subtil, mystérieux […] »[1]. Le Raskolnikov de S. Meier est taillé dans cette « même étoffe »[2] symptomatique tumultueuse dont toutes les variantes convergent vers ce que Dostoïevski appelait « cet éternel fond » d’où il disait tirer « la matière » de chacun de ses ouvrages. Ce centre de gravité, « qui court dessous pour sourdre en dehors »[3], est le sujet véritable de chacune des photos de S Meier.

Que ce soit l’hélice vertigineuse de L’escalier qui tourne au-dessus du vide que Raskolnikov gravit, la perspective infinie d’un large couloir du métro désert de 57th Street où Raskolnikov se tient impassible sous les lumières froides des néons, l’immensité d’un hangar abandonné et jonché d’objets industriels désaffectés où la mince silhouette sombre de Raskolnikov se perd dans Le point de fuite, c’est toujours l’image ordonnée des choses et du corps qui est mise sens dessus dessous, faisant apparaître une étrangeté nouvelle. Pour rendre ce « quelque chose [qui] échappe à notre entendement »[4] au cœur de ses photos, S. Meier photographie le corps de son modèle-Raskolnikov dans « un mélange indéniable de mélancolie, de fascination et de désir »[5]. Il s’agit pour elle de photographier l’opacité d’un corps pour y saisir la présence énigmatique d’un objet perdu qui cause son désir. Son désir de mettre en image ce qui précisément échappe radicalement à l’image a, comme nous l’enseigne Jacques Lacan, sa « raison dans le réel »[6].

Le Grand Ailleurs

C’est dans le lieu de l’enfance perdue et rêvée, dans ce lieu de la perte et de la mélancolie, dans ce « réservoir dans lequel nous puisons notre vie entière, précisément parce que nous ne l’avons pas anticipé, que nous n’en avons aucune conscience, que tout s’est déposé au fur et à mesure du présent accumulé, des jeux, des émotions, des images et des messages que nous recevions du monde, et du temps qui était d’une tout autre nature que celui des horloges, à savoir celui de l’ennui et de la frénésie, sans même que nous le sachions »[7], que S. Meier situe le lieu-même de la photographie. À chaque photo prise, à chaque déclic d’ouverture et de fermeture de l’appareil, S. Meier sait que « quelque chose se passe là, dans cet autre lieu, si proche et si lointain ». Ce quelque chose, elle le nomme son « regard désirant »[8] et elle charge le corps de son modèle de l’incarner. Ce corps autre, en présence, lui renvoie son propre portrait sous une forme inversée, mouvante, émouvante, toujours recommencée.

« C’est bien nous que ce visage regarde ; […] ce qui est au-dedans de moi, et que je vois à présent hors de moi, face à quoi je me tiens, l’image de cette traversée, est sans frontière, sans limite, plus large que la terre, parce que sa forme ne cesse de se mouvoir, de s’ouvrir, de se métamorphoser, de se reconfigurer d’une manière que j’ignore à l’avance. […] Il me faut accepter de ne pas savoir ni où ni qui je suis »[9].

Raskolnikov, Portrait of a man n’est pas le portrait d’un personnage de Dostoïevski, ni même le portrait d’une personne, fût-elle S. Meier, mais le portrait de la présence, ici et maintenant, du sujet de l’inconscient.

Et pour effectuer cette saisie « d’un lieu mental [qui] ne cesse de changer de forme »[10], S. Meier construit un dispositif à trois présences conjointes : celle du photographe, celle du corps du modèle et celle de l’appareil argentique. Dans chacune de ses photos, S. Meier n’est pas visible et pourtant elle y est, de toujours ; le corps du modèle, qu’il regarde ou non l’objectif, sait la présence de la photographe et l’image photographique est la trace ex-time de cette relation entre le modèle et son photographe hors-champ. Quant à l’appareil argentique que S. Meier dit préférer au numérique, il produit toujours une empreinte photographique manquante qui déçoit le regard. « Ce que je vois n’est pas ce que je voulais voir […] Ce que j’ai obtenu est autre chose. Ça grince et ça dérape et ça me dérange. La réalité de l’autre est problématique, et je ne peux – ni ne veux – y échapper. Il me faut aller voir, encore et encore. Ça ne cessera jamais d’être à côté »[11].

Par son travail photographique, Raskolnikov, Portrait of a man, S. Meier réintroduit, dans la volonté obscène de tout voir de notre modernité ce « secret de l’image telle que Lacan dans son analyse de la pulsion scopique le découvre, le secret du champ visuel, c’est la castration »[12], cause du désir.

[1] Sarraute N., L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 35. [2] Gide A., Dostoïevski, 1923, Paris, Gallimard, 1981, p. 145. [3] Lacas M. texte, Meier S. photos, Rodion Romanovitch Raskolnikov, Portait of a man, Paris, Éd. Loco, 2014, catalogue de l’exposition, p. 40. [4] Meier S., ibid., p. 68. [5] Ibid. [6] Lacan J., « La troisième », Congrès de Rome, 1/11/1974, texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, 2011, p. 22. [7] Meier S., Rodion Romanovitch Raskolnikov, Portait of a man, projection vidéo de l’exposition au MuMa du Havre, déc.-mars 2014. [8] Ibid. [9] Ibid. [10] Meier S., « Le portrait photographique », Conférence de S. Meier non éditée et fournie par l’artiste. [11] Ibid. [12] Miller J.-A. « Le secret du champ visuel », La petite girafe, mai 1996, n° 5, p. 24.

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