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Éditorial

« Tout de même, on peut se demander si l’idéal d’une fin de cure psychanalytique, c’est qu’un monsieur gagne un peu plus d’argent qu’avant, et que, dans l’ordre de sa vie sexuelle, il s’adjoigne à l’aide modérée qu’il demande à sa compagne conjugale celle de sa secrétaire. C’est en général ce qui est considéré comme une très bonne issue quand un type avait un peu jusque-là des embêtements sur ce sujet, soit que ce fût simplement une vie d’enfer, ou bien qu’il ait pâti de quelques-unes de ces petites inhibitions qui peuvent vous arriver à divers niveaux, bureau, travail, et même au lit, pourquoi pas ? »[1]

Je sais bien mais quand même ! Pourquoi s’attarder ainsi sur la clinique de la pornographie au XXIe siècle dans l’Hebdo-Blog ?

Éclairons ici ce choix : nous avons pris cette option tout d’abord parce que Jacques-Alain Miller a ouvert sa présentation du thème du prochain Congrès de l’AMP avec sa conférence « L'inconscient et le corps parlant » sur ce thème, mais aussi parce que la sexualité, pour nous, n’est pas « une activité de surplus »[2]. Une analyse lacanienne ne consiste pas à calmer l’agitation de « la fesse »[3], pour obtenir un « moi […] fort et tranquille »[4] indemne de tout soupçon. Un exemple ? L’affaire DSK et la passion d’en savoir toujours un peu plus sur l’actuel proxénétisme aggravé des hommes d’État nous contraignent sans cesse à revisiter un lieu obscur, point de désunion de la parole et du corps et, peut-être, de silence aussi, car parfois s’y évanouit la parole. Voilà pourquoi l’HB s’est avancé sur ces terrains ardents. Rendez-vous bientôt sur une autre route, escarpée, qui nous mène encore à Rio de Janeiro, une route dont les voies sont magistralement défrichées, vous le savez, par Éric Laurent. Nous consacrerons notre prochain dossier au concept d’escabeau, catégorie de l'époque du parlêtre, et de la notion de sinthome, dont J.-A. Miller souligne l'importance dans la conférence évoquée.

[1] Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 30-31. [2] Ibid., p. 31. [3] Ibid. [4] Ibid.

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Du nouveau dans la sexualité

Les articles qui sont parus dans les précédentes éditions de L’Hebdo-Blog détaillent et prolongent la référence que Jacques-Alain Miller a faite à la pornographie dans son texte de présentation du prochain congrès de l’AMP, « Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle ». J.-A. Miller y signale, entre autres choses, le changement de régime de la jouissance qui fait que « De Victoria au porno, nous ne sommes pas seulement passés de l’interdiction à la permission, mais à l’incitation, l’intrusion, la provocation, le forçage. »[1] Si les représentations érotiques ont toujours existé, et on a pu voir à Paris cet hiver de belles expositions sur le Kâma-Sûtra et les estampes érotiques de Hiroshige et Hokusai, ainsi que l’exposition sur Sade, la pornographie inscrit, depuis la modernité, la sexualité dans le registre marchand, ce que l’étymologie de son terme même (en grec « pernerai » : vendre) dévoile et qu’Internet n’a fait que multiplier.

Il faut lire l’analyse de l’anthropologue Gayle Rubin dans Thinkingsex, un des articles fondateurs des théories queer, pour situer l’influence de la technologie numérique sur la sexualité, en perspective avec « les conséquences qu’ont eues la production de caoutchouc, les techniques de dressage des chevaux, l’usage des harnais en équitation, l’histoire des bas de soie, le cirage des bottes militaires et la vitesse de la moto sur la cristallisation du fétichisme et le sadomasochisme comme perversions »[2].

L’article de Marcelo Veras met en valeur cette idée qu’avec l’empire de l’image imposé par le numérique, on passe de la pornographie comme technologie au service du fantasme sexuel à la technologie de l’objet tout court, l’objet de consommation donc, mais aussi et en conséquence l’objet d’addiction. Ainsi, « la pornographie actuelle n’est plus une machine à rêver, elle est devenue un produit de plus dans la série des symptômes régis par l’impératif “tous addicts” ». M. Veras signale la topologie nouvelle que l’hyperconnectivité digitale dessine dans sa subversion de l’espace public-privé depuis quelques années. Il n’y a plus de quartier « spécialisé » où l’on trouvait une maison d’édition, un bordel ou un cinéma, des objets incitant aux fantasmes sexuels : aujourd’hui c’est à la portée de tous via Internet.

Les effets de cette accessibilité généralisée, dans le contexte du pousse au jouir contemporain, ne se sont pas fait attendre : la sociologue Michaela Marzano signalait dans les colonnes du journal Libération il y a quelques années, commentant l’enfer des tournantes dans les cités et l’organisation de la circulation des femmes dans ces milieux, que là où la pornographie permettait jadis l’initiation sexuelle des jeunes, elle crée aujourd’hui des inhibés sexuels ! Serge Cottet commente cet aspect dans son texte, dans la dimension du court-circuit de la parole que la pornographie suppose : « Tout se passe comme si les imbéciles en concluaient que la jouissance n’est permise qu’à condition de se taire. Ou tu parles, ou tu jouis ! Non seulement le corps ne parle pas, mais il ne faut pas qu’il parle ; cette intrusion du langage dans l’acte émousse la jouissance ». Effectivement, dans le porno, il n’y a qu’un seul interdit : la parole. Et comme le pointe justement S. Cottet, « L’ascèse analytique sert ici d’antonyme s’il en était besoin : abstinence, équivoque phallique du discours, tout dire, ne rien faire, le corps n’en parle que mieux ». Aucune équivoque, aucun ratage dans la zone de jouissance itérative que présente le porno, au-delà de tout principe de plaisir, qui lui, suppose une coupure.

Que dire alors de la parole d’amour ? Devons-nous nous plier au constat qu’un Roland Barthes faisait déjà dans les années 70, selon lequel, dans le contexte de la permissivité sexuelle, c’est la parole amoureuse qui devient obscène ? Et encore « permissivité » n’avait pas encore le caractère forcé que le pousse au jouir impose… Le film Shame de Steve McQueen ne fait que commenter cette impasse, comme nous le rappelle Dominique Carpentier, car l’addiction sexuelle constitue « la solution pour éviter de se confronter au ratage incontournable de la rencontre avec le sexe et à la jouissance qu’il procure », comme de son côté Annie-Dray Stauffer l’illustre avec une finesse remarquable à travers les quatre vignettes cliniques qu’elle développe dans son article. Si l’objet fétiche est par excellence l’objet qui ne parle pas – comme le souligne Stella Harrison dans son texte – l’objet inerte, l’objet en effet objectalisé devient cohérent avec une exigence de jouissance qui admet que la parole reste hors-jeu. D’où un usage différent du porno selon la position des êtres parlants par rapport à la jouissance : « un désintérêt majoritaire des femmes », pointe Camilo Ramirez, car, en effet, ce qui les intéresse ce sont les paroles, « qu’on leur parle selon leur fantasme », comme disait Lacan dans Télévision, et éventuellement aussi la parole d’amour.

Cela contraste avec le fait que c’est l’homme « le sexe faible » par rapport au porno, car il y peut aisément trouver à se loger dans la forme fétichiste « figée et fragile donc, du désir », selon l’expression de S. Harrison, et cela quel que soit son sexe anatomique, car – c’est un fait – les femmes aussi s’intéressent au porno lorsqu’elles cherchent matière à s’inspirer dans leurs fantasmes, c’est-à-dire lorsqu’elles rejoignent le sexe faible.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, Paris, Navarin, 2014, n° 88, p. 105. [2] Rubin G., Marché au sexe, Paris, Éditions EPEL, 2002, p. 33.

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Interview L’Hebdo-Blog – ACF CAPA

   

Le partenaire amoureux, la guerre, les objets... quel trépied en CAPA !

 

Proposés par les différentes commissions des bureaux de ville de l’ACF CAPA, ces thèmes se déploient dans le cadre d’activités distinctes qui ont lieu sur l’ensemble de ce grand territoire que couvre notre ACF, allant d’Amiens à Reims en passant par Chalon en Champagne, Laon, Charleville-Mézières, Lille et Saint-Quentin. C’est à l’Atelier – notre séminaire interne, activité régionale ouverte prioritairement aux membres de l’association – qu’il revient de rassembler cette communauté de travail autour d’un thème proposé par le bureau. L’Atelier, qui planche actuellement sur « Le symptôme et le corps parlant », a aussi depuis cette année une nouvelle visée, s’inscrire dans la commission scientifique de notre colloque régional biennal dont le prochain, en décembre, aura pour titre « Folies – ce qui ne cesse pas ».

Mais, comme vous le relevez, d’autres types de nouages surgissent à partir des thèmes a priori indépendants, issus du désir de chaque commission. Cette année, ceux-ci se sont trouvés articulés une première fois, dans la foulée des événements tragiques de janvier, par la lecture qu’a faite Gil Caroz de notre proposition à venir nous parler des « rapports » entre les parlêtres. Son titre « Le partenaire amoureux » était choisi de longue date mais l’actualité l’a amené à le tordre en mettant en tension l’amoureux et celui qui choisit au contraire l’usage des armes. Placé sous l’empire de la jouissance phallique, la guerre permet aux individus qui s’y vouent d’éviter de se confronter à l’autre, supplémentaire, singulier. « Faire la guerre pour ne pas se confronter à l’amour », telle fut la proposition heuristique qui émergea pour penser la nécessité de ces deux activités humaines et leur différence au regard de la jouissance. Entrée en matière inattendue pour le prochain colloque à Reims, intitulé « Extension du domaine de la guerre ».

Cette pluralité de travaux et d’axes d’étude trouve aussi la possibilité d’un resserrage dans la composition des documents de Scripta. À chaque numéro, une trace de cette diversité se révèle, avec un point de vue qui permet dans l’après-coup des éclairages inédits et une lecture des phénomènes de notre époque.

Un dernier mot sur le thème des prochaines journées de l’ECF qui résonne avec celui de notre cycle de conférences à Lille : « Homme, femmes, enfant, quels rapports, quels symptômes ? », et avec le café psychanalyse à Amiens : « Faire couple, avec qui ? Avec quoi ? ». La question du « couple » ou du « rapport » dans l’orientation lacanienne ne peut se déployer sans que viennent à l’esprit l’aphorisme de Lacan sur l’inexistence de – l’écriture – du rapport sexuel ou les dernières avancées de Jacques-Alain Miller sur la jouissance Une dans son Cours « L’être et l’un ». Ces balises indexent l’impossible qui leste l’éthique de la psychanalyse, mais elles ouvrent du même coup à l’exploration de toute une série de montages, de bricolages, de ratages qui font le sel des relations entre parlêtres. Et le succès tant des conférences que des soirées du café-psy indique que le public attend la psychanalyse lacanienne sur ces questions.

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« On m’a dit que »

Une femme fut confrontée à l’horreur de la mort de son enfant. La naissance d’un second enfant la renvoie alors à ce deuil. Elle veut que cet enfant vive mais le vit comme mort. Dans sa cure au CPCT, elle parvient à retrouver la dimension de la vie, dans un au-delà de l’expérience traumatique. Ce cas nous enseigne sur le parcours d’un sujet confronté à l’indicible. C’est en partant du postulat « le langage ne recouvre pas tout du réel et aucune parole ne peut couvrir le vide », comme le dit Alice Davoine, que la direction de cette cure s’oriente, et que le passage au CPCT trouve tout son sens.

Mme P. vient au CPCT pour la deuxième fois. Elle revient cependant avec la même difficulté : traiter, dit-elle, « sa position de mère » avec son fils, Max.

Le psychologue a dit que…

Mme P. ne sait pas ce qu’elle doit faire avec son fils cadet, Max, qui a treize ans. Elle voudrait tout faire à sa place. Or, le psychologue qui reçoit son fils a dit que Max n’avait pas fait les étapes psychologiques correctement, qu’il fallait le laisser faire tout seul afin qu’il apprenne par lui-même de ses erreurs. Cette intervention laisse Mme P. désarmée : « Max ne se pose pas de questions, il attend que ce soit moi qui décide pour lui. Du coup, c’est forcément moi qui n’ai pas dû faire comme il faut. » Elle estime que c’est à elle que revient la responsabilité de faire passer correctement à son fils les étapes psychologiques.

« Je n’ai rien vu »

Mme P. a eu quatre enfants : une fille aînée, un fils, Théo, puis une fille et enfin un fils, Max. Théo est décédé de la mort subite du nourrisson, alors qu’il avait cinq mois. Les circonstances de ce décès sont très particulières. Alors que Mme P. reprend le travail après son congé maternité, elle confie Théo pour la première fois à la nounou. « Quand je suis venue le chercher le soir, le SAMU était en train de le réanimer » me dit-elle. Elle me dit de ce moment : « Je n’ai rien vu arriver du tout. Je me disais que je n’étais pas capable d’être mère ». Mme P. vit alors un choc tel, qu’elle se trouve dans l’incapacité d’en parler, jette toutes les affaires du bébé : le trauma du décès brutal et inexplicable dévoile que le langage ne recouvre pas tout du réel, et aucune parole ne peut couvrir le vide dans lequel Mme P. se trouve.

Répondant au désir de son mari, deux ans plus tard, Mme P. est enceinte d’une deuxième fille. Et puisqu’ils avaient toujours voulu avoir quatre enfants, ils décident d’en avoir un quatrième. Ce sera Max, le fils pour lequel Mme P. vient consulter, qui est né treize ans après le décès de Théo.

Ma mère m’a dit que…

En apprenant qu’elle est enceinte d’un garçon pour la deuxième fois, Mme P. a été très déstabilisée : « J’ai honte de penser ça, mais quand j’ai su que c’était un garçon, j’ai pensé à Théo et j’aurais préféré une fille. »

Quand ils annoncent la grossesse à la mère de la patiente, celle-ci dira : « Avec ce qui vous est arrivé, pourquoi en vouloir un autre ! Tu vois bien que tu n’es pas capable d’être mère! » Cette parole maternelle trouve un écho direct avec sa propre culpabilité formulée lors du décès de Théo, l’assignant à une nomination de « mère incapable ».

Le « parallèle » des deux fils 

Quand Mme P. parle de ce second fils, c’est pour dire à quel point il est inanimé : il ne veut rien de spécial, n’invite pas ses amis à la maison, redouble sa cinquième… « Il n’est pas très vivant, je voudrais le réanimer ! » me dit-elle. Je lui dis qu’elle le voudrait plus que vivant. Cette interprétation signe un moment crucial dans le traitement, puisqu’il aura pour effet de révéler à Mme P. le « parallèle » entre ses deux fils, mot qu’elle utilise pour exprimer ce collage du fils mort sur le second. Elle saisit alors l'enjeu et les conséquences que ça a eu sur sa façon d’être mère pour Max : la culpabilité de ne pas avoir vu les dangers pour son premier fils la pousse à surveiller les moindres faits et gestes du second. Actant ce moment où Mme P. aperçoit ce qui se joue dans sa relation avec Max, je lui dirai alors, d’une manière aussi délicate que possible : « Vous pensez que vous avez tué Théo ». Après mon intervention, un silence de mort se fera entendre. Elle me répondra, très difficilement : « Je crois que je l’ai fait », l’accent de son énonciation portant sur le « fait ». Je ponctuerai, fermement : « crois ». Cette deuxième interprétation soulagera immédiatement Mme P.

« C’est moi qui le dit »

Elle me parlera alors de sa vie d’enfant, de l’année de ses treize ans, très difficile pour elle, année du départ de son frère aîné, parti étudier en internat, et du décès de sa grand-mère qui vivait chez eux « une vraie mère pour nous ». Elle s’est alors retrouvée seule, entre ses parents.

Je soulève le fait qu’avoir treize ans, c’est difficile, et montre la redondance de ce chiffre : ses treize ans, les treize ans qui séparent ses deux fils et les treize ans de Max. Elle s’écriera : « Mais alors, c’est de moi dont il s’agit, pas de mes fils ! » Mme P. aperçoit que c’est dans sa vie que ce « treize » se répète. Elle ponctue dorénavant souvent ses séances par « ça, c’est moi qui le dit ! »

Lors de la dernière séance, Mme P. parle de son fils Max autrement : « Pour Max ? La rentrée se passe bien… Il se ‘laisse vivre !’ » Je fais résonner ces paroles.

Mme P. est venue au CPCT traiter sa culpabilité, dont elle ne pouvait rien dire, l’effraction du décès de son premier fils trouant le langage, la laissant seule avec ce sentiment de faute impardonnable. « Pas capable d’être une mère » est une lecture de ce trou effroyable, lecture toutefois mortifiante pour Mme P. qui ne peut s’en échapper dès lors qu’un deuxième fils naît. L’écho qu’elle rencontre dans les paroles de sa propre mère l’a vouée à une place de mère qui ne sait pas être mère. Son idéal de mère parfaite, sachant répondre à tout, achève de l’enfermer dans une nomination de mère incapable.

Alors qu’un « J’aurais dû le savoir » la cloue à une culpabilité féroce, le « Je ne sais pas tout » qui surgit en séance lui aménage une place plus vivante, et elle peut « laisser vivre » son fils Max.

Comment dire que…

Mme P. se trouve embrouillée dans de nouvelles questions : comment répondre aux questions de ses enfants ? Elle ne sait pas. « La mère idéale, c’est celle qui a réponse à tout », me dira-t-elle. À ma moue dubitative, elle rit : « C’est vrai que c’est la pire aussi ! » Elle entend que l’idéal de la mère parfaite qui a réponse à tout la conduit au pire.

Le travail de Mme P. au CPCT n’a pas été de trouver une réponse à son problème, mais de pouvoir se poser une infinité de questions, et de trouver un partenaire « qui ne juge pas ». « Vous, vous ne répondez pas ! »

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E=MC215. Dialogues entre sciences et art*

Mariana Alba de Luna nous introduit à la découverte du travail de l’artiste de street art, Christian Guémy, qui met notamment en tension des portraits de scientifiques et, pour chacun, un objet appartenant à son domaine de recherche et par là interroge le lien entre création scientifique et création artistique.

Christian Guémy, alias C215, est un artiste graffeur pochoiriste français, reconnu dans le monde du street art. Cette exposition a ceci de singulier que ce n’est pas sur les murs des villes qu’il s’est employé cette fois à laisser une trace, mais sur des objets scientifiques issus des laboratoires de recherche que le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique, créé par Charles de Gaulle après la deuxième guerre mondiale) a confiés à l’artiste. Le résultat : trente-cinq étonnants portraits de chercheurs célèbres dans le champ de la science, et même de personnages de la science-fiction, qui nous intriguent par leurs formidables coloris, mais surtout par l’idée extraordinaire d’avoir été réalisés à partir d’objets rebuts. Les objets de l’homme de science sont détournés pour y fixer son visage, devenant ainsi des œuvres d’art poétiques, drôles, émouvantes, propices à raconter des histoires, auparavant si secrètes. Ces œuvres paraissent dénoncer à quel point l’homme reste rivé à l’objet et comment il arrive parfois à la science de se rapprocher dangereusement de la fiction.

Sur un tube détecteur de traces de particules, le portrait de Georges Charpak, prix Nobel de physique décédé en 2010. Sur une boîte, le célèbre chat de l’expérience de pensée du paradoxe d’Erwin Schrôdinger (1935), qui d’ailleurs ainsi représenté interroge : est-il mort ou vivant ? Sur un tube à essai de « résistance à l’écrasement », Isaac Newton qui se demandait à l’origine pourquoi la lune ne tombe pas. Sur un acte notarié datant de 1633, date de la mort de Galilée, son portrait et la légende autour de son procès intenté par l’Inquisition pour avoir affirmé que la terre tourne autour du soleil : après avoir été obligé d’abjurer à genoux, il aurait murmuré en se relevant « et pourtant, elle tourne ». Sur une vieille boîte de film, Jean Cocteau dit, au sujet du film qu’en 1960 le CEA lui demande : « À l’aube d’un monde, la science confie à un poète l’honneur d’être votre guide. »

Einstein, Pierre et Marie Curie, Jean-Baptiste Charcot, Jacques Monod, Frédéric Jolliot, et tant d’autres, mais aussi Luke Skywalker, Yoda ou même le chanteur David Bowie sur le miroir d’un télescope, y sont représentés avec leur objet qui nous livre une partie du secret qui les a fait naître. Deux processus de création, celui de l’artiste et celui du scientifique, entrent ainsi dans un dialogue que le XXIe siècle ne cesse plus d’avoir, mais dont le poète semble avoir disparu.

C215 met de la poésie et de l’émotion au cœur du désincarné, du déchiré, du fracturé, du laissé-pour-compte. Dans une interview accordée à Libération en 2013, il dit : « La ville préexiste à mon travail. Il ne fait que s’ajouter, il la complète. C’est un art de l’altération, en perpétuelle évolution. » L’énigmatique C215 dit avoir commencé son street art après avoir vécu une séparation douloureuse avec la mère de sa fille. Pour ne pas se faire oublier de sa fille Nina, il a voulu lui laisser une « trace » de sa présence en réalisant des portraits artistiques d’elle sur les murs des rues qu’elle empruntait tous les jours pour aller à l'école. Il voulait lui délivrer un message. La rue devient alors pour lui une galerie à ciel ouvert qu’il n’arrêtera plus d’explorer. Au sujet de l’origine de son nom d’artiste, sa signature enfermée artistiquement dans un cube, il ne dit rien, ou presque rien : « C215 est une anecdote de ma vie, une pièce ; ça représente un truc froid, mécanique, une référence dans ma vie. »

« Les portraits fragmentés si singuliers de C215 viennent d’un état émotionnel torturé, un sentiment psychologique personnel brisé, que l’artiste insuffle dans la majorité de ses pochoirs, tous méticuleusement découpés à la main. Si ses œuvres gratuites et périssables sont le souvenir inaltérable pour chacun de sa personnalité parfois disloquée, de ses propres blessures, elles sont aussi le reflet d’une conscience collective, la même qui scande l’importance de l’Humanité dans la société actuelle. Les murs ne sont que le support de cet “art moyen” qui est l’Art de la rue, et non l’art de rue, comme C215 aime à le rappeler. », selon le photojournaliste Etienne Gallais.

Mariana

*Exposition. Jusqu’au 19 avril au Musée des Arts et Métiers, 60, rue Réaumur, 75003 Paris. http://urbanart-paris.fr/2013/04/sur-les-traces-de-c215-le-roi-du-scalpel/ http://www.cea.fr/le-cea/e-mc215.-dialogues-entre-sciences-et-art-151742 http://urbanart-paris.fr//wp-content/uploads/2013/04/IMG_3870-1.jpeg Enregistrer

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Snow Therapy : un vrai moment de crise

Une famille suédoise fortunée – un couple sur la trentaine finissante et leurs deux jeunes enfants, une station de ski huppée. Du happening en vue ! Mais surtout du rapport sexuel, de l’harmonie, de la complétude. Les images sont magnifiques et la montagne, malgré les inquiétantes avalanches qu’elle déclenche, est belle comme le chantait Jean Ferrat en 2009. Oui, ça pourrait tourner rond. Mais attention ! Le rideau se déchire et c’est la crise. Dans sa subtile analyse du film Snow Therapy de Ruben Ŏstlund, Deborah Guterman-Jacquet nous emmène à Genève, au Congrès de la NLS, « Moments de Crise », en explorant avec ce film comment, à partir d’un père, une réinvention de la famille peut naître de la crise.

Une famille suédoise fortunée – un couple sur la trentaine finissante et leurs deux jeunes enfants – passent une semaine de vacances dans une station de ski huppée. Il s’agit pour eux de refaire famille, de prendre un bol d’air commun avant que le travail, le stress et les affaires viennent à nouveau la désunir.

La famille y apparaît comme unité de jouissance recouverte de fiction : les parents et les enfants arborant un mode de jouir commun qui leur permet de faire corps. Les quatre à skier, à faire la sieste tous de bleu vêtus dans leur chambre de luxe, illustrent quelque chose de cette corporéité du clan. L’homme et la femme se brossent les dents à l’unisson. Se nettoient, se briquent, se crèment, pour se préserver de concert des ravages du temps. Ils parlent peu et regardent leur progéniture comme l’assurance de ce que la famille existe. Le couple qui la fonde se fond derrière elle pour ne pas penser qu’il n’est plus.

La fiction familiale, qui a déjà du plomb dans l’aile, se déchire brutalement au début du film dans un moment de crise : la famille déjeune dans un restaurant d’altitude. Une avalanche les surprend. Tout le monde s’affole, sauf le père de famille qui sort son Iphone, sûr de lui, pour filmer l’événement qu’il pense sous contrôle. Soudain, en une fraction de seconde, il devient clair que la neige va recouvrir le restaurant et que rien n’est sous contrôle. Alors le père de famille prend la fuite, seul, pensant cependant à prendre dans la déroute, ses gants de ski et son Iphone. La peau de ses gosses et de sa femme ne vaut pas cher. À vrai dire, elle vaut moins cher qu’un téléphone portable, le message qu’il fait passer est clair. Les orphelins restent seuls avec leur mère cachés sous la table. Au bout de quelques minutes, le nuage de neige pulvérisée s’estompe. Mais ces quelques minutes ont suffi pour pulvériser la famille. Il y a là quelque chose d’aussi pourri que dans le royaume du Danemark. Le luxe de l’hôtel, de la station, l’argent, le drone que le père vient d’acquérir pour amuser la galerie : rien ne peut plus recouvrir la tache qui est là, s’étale, au point qu’on ne voit plus qu’elle.

La suite du film est implacable et pose la question de la survie de la famille : sa fiction est-elle assez forte pour encaisser le choc ou trouvera-t-elle suffisamment de ressorts pour en créer une autre à même de recouvrir la pourriture ? Pour que la « vision commune » que l’épouse appelle de ses vœux puisse renaître, et la figure du père, avec elle ? Le père tel que Lacan le décrivait dans « les complexes familiaux » apparaît là dans le moment de crise, tel qu’il peut servir à déterminer le glissement vers la pathologie. Ainsi Lacan notait-il à propos de la « grande névrose contemporaine » : « notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche »[1]. D’une certaine manière, la femme blessée qui gît derrière la mère consent à faire avec les limites de celui qu’elle a choisi, mais pour peu que celui-ci puisse donner le gage qu’il est prêt à tout remiser et cette fois, s’il abandonne l’épouse (sous les espèces de la mère) et les enfants, c’est pour une femme. Pour elle comme femme. Encore que la manière dont le réalisateur procède pour en faire témoignage ne soit pas dénuée d’ironie, il y a là quelque chose qui naît de la crise : une réinvention de la famille à partir d’un père, qui, comme Lacan le définit dans le séminaire RSI, fait d’une femme la cause de son désir. Lacan y disait qu’« un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet a qui cause son désir »[2]. Le réalisateur illustre subtilement ce point pivot où celui qui a tout perdu dans sa lâcheté ordinaire récupère de quoi faire le héros en risquant de perdre encore ses enfants, mais cette fois, pour sa femme.

Sans jamais se dépourvoir d’un certain cynisme dans le ton, le réalisateur suédois Ruben Ŏstlund, traite, au-delà de la question de la famille, celle de l’honneur masculin, de la dévaluation du lien de chair et de sang à l’heure de la « montée au zénith de l’objet » : la jouissance solitaire qu’il procure entre en collision avec celle que célèbre la famille. Elle lui nuit, l’écrase un peu, mais sans toutefois en parvenir à bout. La famille ne crève pas avec la crise, elle se renforce. C’est bien ce que montre en définitive le film, avec un plan magistral, au ralenti, de nos quatre rescapés sortant de l’hôtel, à l’issue de leur séjour, avec leurs valises à roulettes. Le visage émacié, le regard fixe derrière leurs lunettes de soleil fashion, ce n’est plus Snow Therapy, mais Matrix. Le monde leur appartient.

[1] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2002, p. 61. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, Paris, Lyse, p. 107.

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