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Rendez-vous à Bruxelles le samedi 28 février ! Entretien avec Guy Poblome

Le 28 février, à Bruxelles, l’ACF-Belgique organise une Grande journée d’étude intitulée : « Autisme et psychanalyse. Résultats. » Guy Poblome, président de l’ACF-Belgique, a bien voulu répondre aux questions de l'Hebdo-Blog pour éclairer cet événement dont il est le maître d’oeuvre.

L’Hebdo-Blog – L’annonce de la Journée d’Étude organisée par l’ACF-Belgique à Bruxelles ce 28 février sous le titre « Autisme et psychanalyse : résultats » précise que la psychanalyse lacanienne, ainsi que de nombreuses pratiques en institution, nous donne les outils pour résister au formatage des sujets autistes. Pourriez-vous nous dire précisément ce qu'il en est aujourd’hui des recommandations en Belgique ?

Guy Poblome – Deux études ont été menées en Belgique ces dernières années. La première par le CSS (Conseil Supérieur de la Santé), organisme « indépendant », qui ne dépend d’aucun ministère et a émis un Avis en novembre 2013. Il prône de façon univoque les méthodes éducatives et comportementales dans la prise en charge précoce de l’autisme, et notamment la plus « dure » d’entre elles, ABA. La seconde étude émane du KCE (Centre fédéral d’Expertise des Soins de Santé) et a été sollicitée par la ministre de la Santé. Le rapport du KCE a été publié en novembre 2014. Bien que plus nuancé, il centre ses recommandations dans la sphère de l’éducatif et du comportement. La dimension subjective de l’autisme, le refus de l’Autre par exemple, est complètement éludée ou reprise sous le terme de « comorbidité », comme l’est le rapport au langage considéré sous l’angle du déficit. En somme, ce qui sous-tend ces études, c’est que le ressort de l’autisme est de l’ordre du handicap et n’aurait rien à voir avec une « insondable décision de l’être » comme le disait Lacan.

Là où les deux études se rejoignent, c’est pour rejeter la psychanalyse hors du traitement de l’autisme. Elles n’ont pas cherché bien loin puisqu’elles se contentent de se référer à la HAS (Haute Autorité de Santé) française. Ainsi, le sort de la psychanalyse est réglé en deux coups de cuillère à pot. La seule méthode d’investigation envisageable pour ces collèges d’experts est la méthode issue des études randomisées, dite scientifique. Leur credo, c’est EBM ou EBP pour Pratiques Basées sur les Preuves. L’intéressant, c’est que le KCE a l’honnêteté de reconnaître que, « pour de nombreux aspects de la problématique [de l’autisme], la récolte dans la littérature scientifique s'est révélée très maigre » et qu’« appliquer les méthodologies rigoureuses de la recherche evidence-based s’avérait d’office une entreprise hasardeuse ». Le KCE s’est donc reposé sur l’étude de la HAS et son équivalent anglais, et pour ce qui est de la spécificité belge, il a dû s’en remettre à un questionnaire envoyé à des « gens de terrain ». C’est une méthodologie qui se base sur le consensus. Du coup, toute une série de questions peuvent se poser : comment le questionnaire a-t-il été établi ? Comment a-t-on constitué la liste des « gens de terrain », à qui ce questionnaire a-t-il été envoyé ? Etc.

L’HB – Quel poids ont eu les batailles menées par les psychanalystes ? Que pouvez-vous dire des effets produits par les deux films « D’autres voix » et « À ciel ouvert », films qui chacun, rendent compte de la rencontre de la psychanalyse avec les sujets autistes ? Ces projections et les vifs débats qui les ont accompagnés ont-ils permis selon vous à la psychanalyse ainsi qu’aux pratiques institutionnelles qui en découlent de témoigner de leur « efficacité » ?

GP – En Belgique, il n’y a pas pour le moment de Plan autisme comme en France. Le problème de la prise en charge de l’autisme est par conséquent moins médiatisé. Les films « À ciel ouvert » et « D’autres voix » ont eu un succès certain – et ont eu aussi leurs détracteurs dans les salles – mais n’ont peut-être pas eu le retentissement qu’ils ont connu en France.

Par contre, s’il n’y a pas de Plan autisme belge, des associations de parents en réclament un. L’une d’entre elles notamment est très active et militante, elle écume les couloirs des ministères et des administrations, s’introduit dans les instances pour obtenir la mise en place d’un Plan autisme tout en se faisant le chantre des méthodes comportementales. La conséquence en est qu’elle devient l’unique interlocutrice des mandataires politiques.

C’est pour cette raison qu’après la publication de l’Avis du CSS sur la prise en charge de l’autisme fin 2013, l’ACF-Belgique, en partenariat avec le Kring voor Psychoanalyse de nos collègues flamands, la Section clinique de Bruxelles et l’APCF (Association Psychanalytique de la Cause freudienne), a organisé le forum « Quel plan autisme ? » en mai 2014. Il s’est tenu dans les locaux de l’Université Saint Louis à Bruxelles, a accueilli trois cents participants et a été soutenu par soixante institutions concernées directement par la question de l’autisme. Un numéro du Forum des Psychanalystes y a été consacré. Le but recherché était bien sûr médiatique. Nous avons sollicité les politiques et les administrations, le président de l’AWIPH (Agence wallonne d’Intégration des Personnes Handicapées) également président de l’INAMI (Institut National d’Assurance Maladie-Invalidité) est venu prononcer un discours en faveur d’une approche plurielle de l’autisme, d’autres mandataires politiques nous ont reçus. Bref, l’objectif poursuivi de se constituer comme interlocuteurs, de remettre ces questions sur la scène du débat démocratique, de ne pas laisser la question de l’autisme à l’hégémonie des comportementalistes a été atteint. Ce qui en témoigne, c’est que la présidente de la Commission de la Santé du parlement fédéral belge, Mme Muriel Gerkens, viendra faire une allocution lors de notre journée du 28 février.

Ce n’est pas tout. Le forum a aussi donné la parole à des parents. Mireille Battut, présidente de l’association La Main à l’Oreille y est venue témoigner de son parcours. D’autres parents, belges, ont parlé de leur rencontre avec la psychanalyse, avec les institutions orientées par la psychanalyse qui ont accueilli leurs enfants. Cela a permis la mise en place d’une antenne belge de La Main à l’Oreille, ce qui n’est pas un effet négligeable de notre action. Même si elle n’en est qu’à ses débuts, cette association a le mérite de faire entendre une autre voix du côté des parents d’enfants autistes.

L’HB – À propos de l'usage des objets que font certains sujets autistes, l’argument de la Journée dit que « le fil du lien passe par là ». Or le discours analytique de l'époque isole souvent le fait que les objets viennent plutôt court-circuiter le lien. Comment, dans le cas des autistes, cet objet peut-il atteindre à la dignité du lien ? Et quel type de lien ?

GP – Nous passons de la politique à la clinique. L’objet autistique est communément considéré comme venant fermer le corps du sujet autiste, venant redoubler son retrait. Et, en effet, il a un rôle de protection par rapport à ce qui est vécu par lui comme une intrusion de l’autre. À ce titre, les mains qui viennent boucher les oreilles peuvent être considérées comme des objets autistiques. Ce que certains posent comme postulat, c’est qu’il faut retirer l’objet pour que l’autiste s’ouvre à la relation. Seulement, cette extraction forcée ne tient pas compte de cette fonction de défense de l’objet et a un effet de mutilation, d’arrachement qui entraîne des crises d’angoisse.

Autre chose est de respecter cet objet, de l’accueillir en tant qu’il est non seulement protecteur, mais aussi en tant qu’il est situé sur une frontière entre le corps du sujet et le champ de l’autre. Accueillir l’objet autistique, travailler à partir de cet objet sur le bord permet de s’introduire comme partenaire non menaçant pour le sujet et de faire entrer cet objet dans un circuit, dans une métonymie, et donc dans un certain échange. Une enseignante expliquait par exemple qu’à la condition d’accepter que l’objet accompagne l’enfant en classe, ce dernier pouvait consentir à le déposer quelques instants, juste à proximité, pour s’affairer aux apprentissages. Le lien dont il s’agit est un lien de bord et inventif, toujours sur un fil en effet. Il arrive que le sujet autiste s’en soutienne pour élaborer un objet plus complexe qui lui permette de faire avec l’autre. Rendez-vous à Bruxelles le 28 février !

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Des addicts sexuels en analyse

En s’appuyant sur une série de vignettes cliniques, Annie Dray-Stauffer illustre comment la psychanalyse peut opérer face à la singularité de quatre sujets ayant fait le choix de l’addiction sexuelle face aux embrouilles du ratage incontournable de la rencontre.

Faire œuvre de sa solitude

Emmanuel, âgé de quarante ans, adepte des sites de rencontres homosexuelles depuis longtemps, dénonce avec vigueur la crudité actuelle des images postées sur le net pour attirer d’éventuels partenaires, des photographies de pénis en érection accompagnées de leurs mensurations. Réduit à la taille de son organe, il se sent vidé de toute vie, simple nombre d’une série faisant de lui un objet, non plus de désir mais de pure jouissance. Il ne s’agit plus ici de la rencontre avec le corps d’un partenaire mais de celle de deux organes, ayant pour seule finalité le vidage d’un en-trop de jouissance, qu’aucune de ces entrevues fugaces ne parvient à étancher. Pour lui qui souffre de la précarité du sentiment de la vie et des limites de son corps, les ravages de ce mode de rencontre sont térébrants.

L’analyse lui permettra de s’en tenir à distance, recentré sur un art dans lequel le regard a une place prééminente, qu’il va développer selon ses propres particularités. Il va ainsi faire œuvre de la solitude et de l’enfermement de l’être, ce qui, selon lui, lui donne un cadre le protégeant de la jouissance de l’autre. C’est également dans la danse qu’il trouve à se faire un corps auquel la coordination de ses mouvements donne une unité. Ces deux modes de sublimation vont permettre à la pulsion sexuelle, en renonçant à son but, de se satisfaire en partie.

L’écrivain américain homosexuel Daniel Mendelsohn, dans son livre autobiographique L’étreinte fugitive[1], évoque sa passion pour les garçons et sa quête insatiable de partenaires choisis sur un trait, singulier à chacun, qui éveille son désir. Si on peut parler ici aussi d’addiction sexuelle, avec l’extension universalisante que l’on donne aujourd’hui à cette catégorie clinique, il est bien évident que le trait singulier recherché se différencie de l’implacable pousse-à-jouir comptable dont Emmanuel dénonce le caractère déshumanisant.

Rendre possible la rencontre

Kevin, vint-et-un ans, homosexuel lui aussi, raconte sa surprise devant la déception d’un ami d’en être à sa 600e rencontre sexuelle, et pourtant toujours pas à la hauteur de ses autres amis qui ont largement dépassé ce score. C’est une jouissance purement comptable qui est là aussi au premier plan. Chacun s’évalue à l’aune du nombre de ses rencontres-éclair. Kevin se demande avec angoisse s’il doit continuer lui aussi à sacrifier à cette pratique du sexe. En contrepoint, il fait symptôme de sa différence, de son horreur d’être ainsi croisé puis rejeté et de sa demande d’amour tout à fait incongrue dans cet univers dont il aimerait faire partie autant qu’il est dégoûté d’en être.

L’analyse, en soutenant la légitimité de sa propre modalité de choix d’objet, vise à lui permettre de rendre possible une rencontre qui ne ferait pas de lui un objet de déchet. Le travail analytique a ici à mettre en avant le versant imaginaire de la rencontre sexuelle, celui de l’amour, pour éviter la crudité d’une rencontre trop directe avec le réel à laquelle l’expose la forclusion du Nom-du-Père.

Prendre le risque du ratage

Guillaume, hétérosexuel, vient consulter parce que fait symptôme pour lui son besoin compulsif de regarder des films pornographiques, besoin installé depuis son adolescence. Selon lui, c’est ce qui aurait rendu toute rencontre amoureuse impossible, alors que les jouissances scopique et masturbatoire tirées de ces films représentaient la solution qu’il avait trouvée à la rencontre sexuelle impossible avec chaque-une de chair. Devenu « addict », il faisait l’impasse sur sa propre responsabilité, ce pousse-à-jouir lui apparaissant comme venant d’un Autre lieu. Il aura à passer par la subjectivation des pulsions qui l’habitent pour finir par prendre le risque de ce ratage, après avoir traversé son fantasme d’une rencontre amoureuse « parfaite », à l’image de celle qu’il imaginait entre ses parents, sa mère étant morte brutalement quand il avait un an et son père n’ayant jamais trouvé aucune femme digne de la remplacer. Souvent confié à sa grand-mère paternelle, il avait fait de plus, encore jeune enfant, la rencontre traumatique de la jouissance sexuelle, lové contre le corps nu de cette femme. D’une position de spectateur, il pourra, par le biais de l’écriture, trace du ravinement de son corps jouissant traumatique, passer à la position d’être celui qui oriente la jouissance de l’autre vers des œuvres d’art de son choix.

Éviter la rencontre ravageante

Mathieu est torturé par la puissance de l’addiction sexuelle dont il se sent l’objet, qui emplit sa vie au point de ne plus laisser place à rien d’autre que la recherche enfiévrée, dans des lieux divers, de femmes anonymes et de leurs furtives rencontres. Les rares fois où il a rencontré une femme qu’il aurait pu aimer, elle l’a très vite quitté, lui reprochant de la ravaler au rang de simple objet par sa fringale sexuelle qui obvie à tout autre échange. L’objet de son angoisse se révélera être la rencontre possible de La femme. L’analyse permettra à Mathieu de faire de ce mode de rapport aux femmes, une fois évidées l’angoisse qui l’accompagnait et la place prééminente que ses recherches prenaient dans sa vie, une suppléance lui évitant une rencontre par trop ravageante. C’est un mode de vie qui lui permet un certain lien social dans les lieux qu’il fréquente.

Pour conclure

Pour chacun de ces hommes, la dite « addiction sexuelle » a représenté, à un moment de leur vie, la solution pour éviter de se confronter au ratage incontournable de la rencontre avec le sexe et à la jouissance qu’il procure. Comme le rappelle Laure Naveau[2], lien sexuel et lien social ne sont pas sans rapport. L’enjeu en est la rencontre avec l’autre : « La sexualité est un acte, pas une décharge motrice, et cet acte s’inscrit dans une suite, ce qui lui donne son caractère sérieux, au sens de la prise en compte des conséquences, pour chacun des deux sexes, de cet acte. »

[1] Mendelsohn D., L’étreinte fugitive, Paris, Flammarion, 2009. [2] Naveau L., http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2010/12/Des-mercredis-soir-8-1.pdf

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Le cartel, son produit, ses effets

C’est à partir de ma fonction de délégué aux cartels pour l’ACF-Massif Central, de ma question sur la place du cartel dans l’École et dans la cité que j’ai été amené à distinguer trois registres de ce qui, du cartel, participe d’une ouverture vers les gens : le produit de cartel, l’effet de cartel et l’effet-cartel.

Le produit de cartel : « Quatre se choisissent, pour poursuivre un travail qui doit avoir son produit. Je précise : produit propre à chacun, et non collectif »[1]. Lacan est précis. De très beaux textes ont été entendus et discutés dans l’ACF-MC, portés par une énonciation singulière et un désir orienté. Le produit de cartel est un pan du travail de l’École, il est attendu par elle, la passe en est un autre. Jacques-Alain Miller insiste « le travail de l’École passe par le cartel »[2].

L’effet de cartel est distinct du « produit propre à chacun ». Il est un résultat, une conséquence. Il s’extrait de l’intimité du cartel qui va le soutenir et l’orienter vers d’autres : il rassemble. C’est une invitation à découvrir, dans sa portée citoyenne, la psychanalyse sous un autre angle. Dans l’après-coup, ou dans la dynamique de son travail même, ce sera une rencontre, un échange, élevé à la dignité d’un événement. L’effet de cartel relève d’un désir de liens avec des lieux de la cité. C’est une priorité politique que d’offrir aux gens l’occasion de rencontrer le discours analytique dans son ouverture, sa logique, sa rigueur, et sa souplesse. L’effet de cartel, c’est le désir en tant qu’il est contagieux.

L’effet-cartel est le troisième volet du triptyque. Il s’invente à partir d’une rencontre singulière, de quelques paroles échangées et soutenues par une énonciation désirante. Il naît d’un mot qui, lancé à la cantonade, fait mouche. L’acte du sujet y est convoqué. Il s’agit de l’ouverture au discours analytique de nouveaux réseaux de diffusion. Ce sont aussi les demandes de partenariat reçues de ceux qui ne restent pas insensibles à la cause analytique. L’effet-cartel est une porte qui s’ouvre sur le monde des gens : ceux de l’opinion éclairée, de la pénombre, du clair-obscur et de l’ombre. Cela touche ceux qui prennent leur ex-sistence au sérieux et se découvrent sensibles au discours analytique vers lequel ils n’auraient pas spontanément orienté leurs pas. Pourquoi ? Parce qu’ils rencontrent, dans ce théâtre, ce cinéma, ce centre culturel, cette salle de concert, cette librairie, ce café, cette rue, à la croisée des échanges, des psychanalystes dont les paroles viennent résonner avec ce qui, de leur existence, les préoccupe.

Je laisserai la conclusion à Brigitte Jaques-Wajeman et François Regnault qui nous ont adressé quelques mots, peu de temps après leur visite à Brive pour la Soirée « Elvire, Jouvet 40 ». Ces mots disent l’effet-cartel :

« […] vous et tous ceux qui ont travaillé avec vous pour ces rencontres autour d’Elvire-Jouvet 40, nous avez donné la joie de revivre les moments intenses que nous avons vécus lors de la création du spectacle, de ses représentations et de ses tournées, ainsi que du tournage du film par Benoît Jacquot.

Surtout, votre fervente attention à notre égard, la disponibilité de tous vos collaborateurs, du Cartel tout entier, et l’hospitalité chaleureuse de vos amis et invités, ainsi que du public de Brive, nous laissent de ce passage un souvenir heureux, qui nous incite à travailler encore et toujours pour le théâtre, dans ses rapports directs ou indirects avec la psychanalyse. […] »

[1] Lacan J., « D’écolage », Séminaire du 11 mars 1980 (extrait), inédit. [2] Miller J.-A., « Le cartel au centre d’une école de psychanalyse », intervention à la Journée des cartels du 8 octobre 1994 à l’ECF, transcrite par Catherine Bonningue. (paru initialement dans La Lettre mensuelle n°134).

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Désencombrer la voie

Le 14 janvier 2015 nous avons partagé une soirée chaleureuse, organisée par Jean-Christophe Gaston à la librairie Majolire de Bourgoin-Jallieu, avec Patrick Hollender autour de son livre Les Passerelles et Délia STEINMANN qui en a rédigé la préface.

P. Hollender est psychanalyste, membre de l’Association de la Cause freudienne Rhône-Alpes.

Dans le public, des lecteurs assidus de l’association « Passeurs de mots ». L’un d’entre eux nous livre sa lecture et souligne l’ambiance particulière des époques que les personnages traversent, depuis la guerre de 14-18 jusqu’à nos jours, sur fond de passion pour cet agencement réglé qu’a été la Compagnie des Chemins de Fer, viatique de nos vies embrouillées.

Les embrouilles ne manquent pas dans l’histoire familiale que nous raconte Philippe, le narrateur.

Quelques années avant 1914, Jeanne, issue d’une riche famille belge, tombe amoureuse de Gustave, jeune français de condition modeste. Reniée par sa famille, elle viendra s’établir avec lui en France.

Août 1914, alors que Gustave convoyait un train de munitions vers la Belgique, tout explose sous les feux de l’ennemi, de son corps il ne restera rien. Jamais aucune sépulture ne pourra border le chagrin de Jeanne. Elle en perdra la raison, errera avec ses deux jeunes enfants Lydie et Paul. Un jour, l’inimaginable se produit. Du bord d’une passerelle, Jeanne pousse Lydie dans l’étang, à nouveau l’abîme aspire. Lydie sera sauvée de la noyade de justesse par son frère.

D’autres drames suivront. La honte sans borne de Lydie lorsqu’elle devient fille-mère en mettant au monde Jacqueline, son amoureux Jacques ayant fui devant un mariage qui se présentait comme une mésalliance. Lydie rencontrera plus tard Emile, de leur amour naîtra Michèle.

Les années passèrent.

Lorsque Lydie apprit que sa fille mineure de dix-sept ans, Michèle, reproduisait l’erreur de sa mère, les murs tremblèrent. Le mariage avec Nicolas fut organisé dans la hâte avant l’arrivée de leur enfant Damien. Leur entente se fissura rapidement, mais naquit un deuxième fils Philippe, le narrateur.

Notre lecteur ponctue : « je me reconnais dans ce livre».

C’est qu’en effet la grande histoire se conjugue tout au long du livre à l’histoire intime des personnages réels, sur quatre générations.

Alors les questions des lecteurs avertis ne manquent pas : « Est-ce une autobiographie ? Un roman ? »

La réponse convoquera la structure de fiction de la vérité et la subjectivité toujours engagée, même lorsque l’on raconte l’histoire avec un grand H.

Puis une autre question s’accroche à la première : « l’histoire (le récit qu’on en fait) construit-elle le sens ou le déconstruit-elle ? »

C’est qu’en effet, si les rappels historiques créent des balises qui permettent de s’y retrouver – première partie du livre –, le réel rencontré par le personnage principal, Philippe, à travers la folie de son frère et qu’il ne sait nommer – deuxième partie –, déborde le sens, accélère le rythme, entrechoque les éprouvés.

La cohabitation de ces différents aspects fait naître un sentiment de malentendu qui ouvre à une interprétation personnelle.

Et ce temps qui ne passe pas ! Qui laisse intactes les traces sur le corps via les mots.

Pourtant, rien dans ce livre d’une approche trans-générationnelle, bien que la métaphore de la passerelle invite à cela. Plutôt, pour chaque génération la charge de prendre sa part, et pour chacun de faire quelque chose avec ce qu’il aura retenu au passage, à son insu.

Ce quelque chose, c’est l’analyse dont P. Hollender nous dit qu’elle lui a permis de faire éclater l’idéal de ce qui serait une bonne filiation. Il s’en est déduit la possibilité d’écrire ce livre.

Ce n’est pas parfait, ça rate toujours, les choses ne sont pas aussi logiques qu’on voudrait, pas de belle conclusion comme dans un roman, mais à l’arrivée le temps passé enfin se perd.

Il reste un objet – extime pour l’auteur –, fraternel pour nous, de cette fraternité, comme le dira Délia Steinmann, « qui ne fait pas de l’autre mon semblable, mais qui comme moi est touché par la langue, est touché par un autre qui n’est pas ma propre image ».

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Timbuktu : un film de résistance

J’avais vu le film Timbuktu, du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako, avant l’attaque à Charlie Hebdo du 7 janvier dernier : un film bouleversant sur les avatars d’une ville conquise et tyrannisée par les miliciens de la police islamique. Aujourd’hui à la lumière des événements sanglants de Paris, cette œuvre prend un éclairage nouveau qui décuple son message d’opposition à tous les pouvoirs absolus fondés sur les religions fondamentalistes. Au Mali, en 2012, A. Sissako, cinéaste combattant, fut horrifié par la lapidation à mort d’un couple dont l’unique faute avait été de s’aimer hors mariage. L’idée du film lui vint après cette expérience bouleversante. Son œuvre est la réponse à son indignation face à l’effondrement des valeurs de l’humanité, une œuvre chargée de révolte et en même temps de poésie, de lumière et de justesse.

L’histoire raconte la vie tranquille d’une famille d’éleveurs. Un accident qui concerne l’une des vaches du troupeau entraîne le drame. L’intervention du pouvoir djihadiste précipite les événements dans l’absurde et la tragédie. Autour du drame intimiste de cette famille, film dans le film, se déroule celui d’une ville envahie et tyrannisée par l’intégrisme islamiste : des hommes qui s’acharnent à interdire et réprimer toutes les activités qui ne plairaient pas à Dieu et à sanctionner, par le biais de tribunaux aussi douteux qu’implacables, chaque geste porteur d’une trace de plaisir. Interdiction d’écouter de la musique, d’allumer la radio, de fumer, de jouer au foot, de flâner dans les rues, de choisir librement son époux, interdiction d’accéder à la culture et au savoir en dehors des livres sacrés. Le corps et la sexualité sont principalement visés par les plus stricts des interdits. À l’obligation de porter le voile et de longues robes noires, une nouvelle loi est ajoutée un jour pour les femmes : elles doivent aussi porter des gants et des chaussettes parce que la peau nue de leurs mains et de leurs pieds est considérée comme indécente.

Les miliciens censés terroriser les habitants sont montrés par le cinéaste dans leur position paradoxale ; leur férocité ne cache ni leur faille ni leur bêtise : ils maîtrisent mal l’arabe de la guerre sainte et, inhibés par la caméra qui les filme, ils trébuchent sur les formules de leur serment de fidélité à la cause. Ils restent perplexes quand, ayant déniché une nuit la source d’une musique accompagnée de chansons, ils ne savent que faire : les gens chantent les louanges d’Allah ; faut-il les arrêter ou non ? Est-ce la musique interdite ou les prières qu’il faut prendre en compte ? Une scène restera inoubliable, celle d’un match de football joué sans ballon par des adolescents afin de déjouer la traque des miliciens, sans pour autant renoncer au plaisir. Car c’est le plaisir, le rire et la jouissance qui sont l’objet de l’intolérance fondamentaliste. La jouissance étant ce qui ne peut ni se gouverner, ni se mettre au pas, ni s’encadrer : elle échappe aux règles, elle déborde, elle est irrévérencieuse et irrespectueuse.

Mais ces combattants si « normaux » qui, en cachette, discutent de footballeurs ou fument une cigarette peuvent dans le même temps flageller publiquement une jeune fille ou lapider à mort. C’est la même « normalité » qui nous a frappés après les attentats de Paris : les criminels sont décrits par leurs voisins comme des hommes ordinaires et paisibles, et les otages libérés de l’hyper-marché casher ont raconté le décalage ahurissant entre le discours banal et « gentil » du terroriste dialoguant avec eux, et son acte de tuerie ; ils ont raconté l’abîme choquant entre sa parole « rassurante » et la présence de ses victimes à terre, à quelques mètres. Nous avons du mal à intégrer ce concept de « banalité du mal » qu’Hannah Arendt nous a délivré, il ne nous soulage en rien face à cette réalité choquante.

Courageux et déchirant, le film de A. Sissako dénonce et raconte l’irracontable. Sa puissance, qui devrait être redoublée après l’attentat à Charlie Hebdo, a pourtant été la source d’une récente et étonnante interdiction : le maire UMP de Villiers-sur-Marne a en effet décrété la déprogrammation du film dans sa ville pour des raisons de sécurité, « par précaution ». Le côté provisoire de l’interdiction n’entame en rien la gravité de cette censure dictée par la peur, à l’envers justement du message de A. Sissako : « Ne pas céder à la peur que les djihadistes veulent installer dans nos vies ».

Timbuktu nous montre qu’au Mali les gens n’ont pas, pour autant, arrêté de chanter, de faire et d’écouter de la musique, de jouer au foot, de s’aimer ; ce film nous montre que la pulsion de vie n’est pas si facile à extirper, que la répression, la menace, le terrorisme n’auront pas une force suffisamment dissuasive pour faire pâlir et s’éteindre sexualité et jouissance.

En ces moments dramatiques de l’actualité, chargés d’émotion, d’indignation et de contradictions, ce film est un acte de résistance, et en dépit de ses scènes de mort et de violence, il se situe du côté de la vie, de la poésie et du désir.

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