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Shame le silence de la pulsion

Dans une mise en scène glaciale et limpide, Steve McQueen raconte l’infinie solitude d’un porn-addict. Dominique Carpentier met en valeur le réel qui le rend esclave dans cette imparable capture.

Le film Shame de Steve McQueen, artiste plasticien et cinéaste anglais, sorti en décembre 2011, met en scène Brandon, sexual addict new-yorkais. Dans le cadre de ce dossier de l'Hebdo-Blog, il est intéressant de reprendre quelques points de ce film, pour illustrer ce que dit Jacques-Alain Miller : « Rien ne montre mieux l’absence de rapport sexuel dans le réel que la profusion imaginaire de corps s’adonnant à se donner et à se prendre. »[1] Brandon, joué de manière exceptionnelle par Michael Fassbender en fait la démonstration. Sa vie est rythmée par sa compulsion à regarder des sites pornographiques et à s’offrir des prestations tarifées pour des rapports sexuels sans affects ni paroles. Il est Un tout seul perdu dans un quotidien répétitif, sans relief, vide, comme l’est son appartement, froid et immaculé.

Enfermé dans une jouissance Une dévastatrice, il s’extrait du lien social, bien qu’il soit inséré dans le monde de la finance où il excelle. Outre cette compulsion sexuelle qu’il se doit d’épuiser, sous peine de souffrir d’insomnie, il court, ne peut rien faire d’autre que de courir, à en perdre haleine, sans but souvent, dans New-York que l’on découvre différente, New-York circonscrite à Manhattan, juxtaposition de lieux vides et transparents, tel cet hôtel où les chambres sont autant de vitrines exhibant des couples faisant l’amour. Cet homme, qui dit très peu, voire rien, de ses affects, les traduit par le silence. Très bel homme, il aurait « tout » pour plaire, si ce n’est cette blessure que l’on découvre, une histoire familiale douloureuse, dont il tente de s’échapper et qui lui revient sous les espèces du retour de sa sœur, qui lui réclame un toit, des paroles et de l’attention. Cette jeune femme se révèle être celle qui redonne « humanité » à ce frère qui n’a plus d’idéal, pourtant nécessaire pour faire tenir les semblants. Est suggéré, en filigrane, un rapport incestueux entre lui et sa sœur, tous deux étant comme sans filiation, sans famille, et pourtant unis par leur histoire commune.

Shame, qui signifie « la honte », mais aussi, dans l’expression anglaise What a shame ! « le dommage » révèle l’écart entre l’isolement et la solitude. Pourquoi le héros ne choisit-il pas la rencontre amoureuse ? Celle-ci échoue dès que le « sentiment » y est engagé. Pourtant, dans ce film dur, le plaisir est manifeste pour tous, les acteurs comme le spectateur, dans la jolie scène du restaurant, où un serveur entreprenant, un peu spécial il faut dire, vient alimenter un début de dialogue amoureux entre Brandon et sa collègue de bureau. Elle lui dit, regardant les autres couples dînant dans ce restaurant : « Les couples qui vivent ensemble des choses sont « connectés », au prix peut-être même de ne pas se parler ». C’est ce qu’elle aimerait, cette connexion qu’il n’y a pas, et qui exige un voile sur le réel pour permettre le lien. En cédant aux avances de son collègue, elle rencontre ce qu’elle connaît, le malentendu et le ratage, quand notre héros se trouve dépossédé de sa puissance, ici ravalée à un dysfonctionnement physique, vite effacé par une autre rencontre sexuelle, dans la foulée, mais cette fois tarifée, sans affect aucun.

Le silence qui entoure la pulsion est rendu sensible, la musique très présente est aussi ponctuation de la difficulté pour chacun à rencontrer l’autre, dans un monde où le lien social ne tient plus sans les semblants. L’article d’Alain Merlet, « La gloire et la honte »[2], nous enseigne sur ce qui, au plus intime du sujet, le réduit à son être pour la mort, son être pour la jouissance. Ce magnifique acteur, au fil de la narration, perd de sa superbe, pour, dans l’avant-dernière scène, « jouer » la mort dans la recherche éperdue d’une jouissance qui se révèle toujours vaine et inépuisable. La tentative de suicide de la sœur du héros oblige celui-ci à un « être là » qu’il abhorre. Au moment où le pire est advenu, où il se perd dans cette quête d’une jouissance phallique dont il se fait l’esclave, c’est le suicide de l’autre, de la seule qui compte un peu, sa sœur, qui donne un coup d’arrêt, peut-être fugace, à son « être-pour-la-mort ». Dans cette histoire sans parole, la possibilité de faire autre chose que « courir après la mort » est en perspective : remettre le désir en fonction, là où l’addiction au sexe et à la jouissance des corps entraînaient vers le pire, réduisant le sujet à son corps, pris ou donné, pur objet. S’il n’y a pas de rapport sexuel, il y a la jouissance, qu’il faut pouvoir tenir à distance pour ne pas s’y abîmer, et ce serait peut-être alors, pour Brandon, croire (un peu) à l’amour, c’est-à-dire aux pouvoirs de la parole.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour, au XXIe siècle, AMP WAP, Paris, Collection rue Huysmans, 2014, p. 307. [2] http://www.psychanalyse67.fr/accueil/myFiles/70_72679I53BB.pdf

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Complot, vous avez dit complot ?

Au cours des derniers jours, la presse écrite[1] et les journaux télévisés[2] ont mis en lumière la rapidité avec laquelle différentes rumeurs, relayant les théories du complot concernant les attaques qui ont récemment touché notre pays, avaient pu circuler sur les réseaux sociaux et surtout à quel point une frange importante de la population, principalement jeune mais pas seulement, pouvait potentiellement y adhérer.

Objet de recherche de la psychologie sociale depuis plus de soixante ans, la rumeur n’a pas attendu l’avènement de la toile moderne qu’est le net pour exister. La nouveauté réside bien plus dans l’hyper-accélération qu’a pu subir ce phénomène, comme quelques autres avant lui, de par les nouveaux moyens de communication. Une rumeur aurait pris des semaines voire des mois à enfler il y a encore vingt ans. Là, cela s’est répandu en quelques heures sur les différents réseaux sociaux d’aujourd’hui. La rapidité du processus cependant ne change en rien les caractéristiques d’un tel phénomène : instabilité des récits en lien à l’implication importante des sujets quant à la négativité du message, associée avec l’attribution de sources multiples. Le fameux: « Je l’ai vu sur internet ! » venant alors balayer pratiquement toute contestation possible chez certains. La défiance des partisans d’un tel discours semble tout autant se trouver dans la volonté de désignation d’un Autre malintentionné que dans l’adhésion grandissante à une non-croyance en l’information proposée par les médias dits traditionnels.

Déjà en 2011, Jacques-Alain Miller attirait notre attention sur le phénomène[3]. En y repérant les principales coordonnées de la logique complotiste, il pointait l’importance pour ses défenseurs d’attribuer une responsabilité à un Autre « multiforme, tentaculaire et dissimulé »[4] afin de venir combler les trous laissés dans le savoir mais aussi toute la part de hors-sens que peut comporter n’importe quel événement historique. La plupart des faits majeurs de l’histoire contemporaine ont connu leur lot de récits conspirationnistes, de la Shoah aux attentats du 11 septembre 2001, en passant par les missions lunaires Apollo ou encore l’assassinat de J.-F. Kennedy. Pour les partisans de ces récits, il y aura toujours une bonne raison de ne pas y croire. En quelques jours seulement, les événements survenus entre le 7 et le 9 janvier auront été mis en doute au nom, successivement, d’un gilet pare-balle, de rétroviseurs, d’une carte d’identité, d’un policier mort et d’une prétendue paire de menottes. Et il y a fort à parier que la liste s’allongera. Car la logique de ce type de récit est de pouvoir s’appuyer sur tout élément relevant du champ du hasard, du manque, du hors-sens, pour y rétablir un désir prêté à l’Autre permettant ainsi de rabouter ce qui pouvait venir à manquer de sens. Le récit s’en trouve alors « irréfutable. Il s’autovalide. La trame du récit se resserre. Il est fermé sur lui-même, comme un poème »[5].

En son temps déjà, Freud avait attiré notre attention sur ce qu’il présentait, dans Totem et Tabou, comme le tout premier complot, le postulant à l’origine même du lien social, avec l’alliance des frères contre le père de la horde. Mais, à la différence de la rumeur du complot avec son type de récit visant à cerner l’authenticité en la saturant de sens, le mythe se déploie d’emblée dans le registre de la fiction historique comme « un énoncé de l’impossible »[6]. La lecture originale des mythes que propose la psychanalyse dévoile, dans leur structure, le lien avec l’autre qu’ils permettent d’établir. C’est alors que les récits mythiques se distinguent des récits complotistes car ces derniers intègrent automatiquement un Autre méchant à leur trame narrative et ne permettent de faire lien qu’avec quelques très rares autres. Le monde se séparant alors par exemple entre les truthers - comme ils se surnomment -, partisans de la vérité, et les autres. Pour certains sujets pointe donc la perspective d’une rupture dans le lien social que nous sommes déjà en mesure d’observer dans ces résonnances locales.

[1] Libération, édition du 21 janvier 2015, p. 2-5. http://www.liberation.fr/monde/2015/01/17/apres-charlie-hebdo-la-theorie-du-complot-relancee_1182921 [2] http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-la-nouvelle-edition/pid6850-la-nouvelle-edition.html?vid=1198045 [3] Miller J.-A., Le Point, 15 décembre 2011. [4] Ibid. [5] Ibid.                                                                                                          [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 145.

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Inventions et bricolages avec la psychanalyse

« Le lion ne bondit qu’une fois[1] » c’est en écho à cette remarque de Freud que Sonia Chiriaco a choisi de donner sa conférence « Invention et contingence dans l’analyse », le 31 janvier dernier à Marseille. S. Chiriaco témoigne d’une clinique marquée par une grande liberté d’invention tirant les conséquences de l’inexistence de l’Autre, de la pluralisation du Nom-du-père, qui devient un mode de nouage parmi d’autres, une instance de nomination.

Un jeune garçon psychotique arrive à sa séance désemparé, perturbé par une mauvaise rencontre avec un signifiant brûlant. À l’école, il a entendu la phrase « Guillaume a emballé Céline ». Privé de l’abri de la signification phallique, un excédent sexuel « s’emballe » dans son corps, menaçant un équilibre précaire. L’analyste intervient promptement, sans calcul, « Guillaume a emballé Céline dans du papier cadeau ! » Ce détournement de la jouissance par et dans la langue interpose habilement un semblant qui provoque un rire salutaire chez le patient et l’analyste. Celle-ci ouvre ainsi la voie d’un traitement possible de la jouissance par la langue. « On peut traiter par le signifiant, des choses de l’inentendable[2] ». En le rapportant, en conférence, l’analyste conserve « le souvenir physique » de ce moment crucial où elle s’est engagée dans la hâte avec son corps.

Cette vignette clinique est tout à fait paradigmatique de la démonstration de Sonia Chiriaco. Après avoir rappelé, en quelques balises théoriques, les avancées du dernier enseignement de Lacan – une psychanalyse au-delà de la norme oedipienne – la conférencière s’est attachée à en montrer les enjeux cliniques à l’aide d’une série de cas, chacun débouchant à sa manière sur une invention (une pratique artistique contre les ravages de la toxicomanie) ou un bricolage psychique (nouvel arrangement sinthomatique avec la jouissance). Elle a ainsi brillamment inauguré le cycle de travail de l’ACF Méditerranée-Alpes-Provence : « Inventions et bricolages avec la psychanalyse ». Il s’agit, soulignons-le, d’une clinique marquée par une grande liberté d’invention qui tire véritablement les conséquences de l’inexistence de l’Autre, de la pluralisation du Nom-du-père, lequel devient un mode de nouage parmi d’autres, une instance de nomination. Retenons deux points d’un propos marqué à la fois par la rigueur, la clarté et la surprise clinique, ayant suscité une vive conversation.

L’engagement du corps de l’analyste, le choix de la remarque freudienne, à propos de l’interprétation – et, plus largement de l’acte analytique – « Le lion ne bondit qu’une fois », véritable fil rouge de la conférence, témoignent d’un élément essentiel qu’a voulu transmettre notre collègue : l’analyste paye de sa personne. L’acte analytique ne procède pas du sujet du signifiant mais d’un engagement du corps vivant, rendu apte à cette présence pour autant que le désir de l’analyste a été « nettoyé » de la jouissance du symptôme par sa propre cure. Ainsi la formule « grosse bêtise » inclut-elle à la fois la dimension oraculaire de l’interprétation – visant la place occupée par le sujet dans le désir de l’Autre – mais elle touche aussi bien, par l’équivoque de lalangue, à la jouissance du corps de l’analysant.

À partir des conséquences de l’interprétation nous pouvons repérer la logique œdipienne qu’elle comporte (l’ordre de la nécessité) mais également la dimension d’inédit, d’invention, soit la contingence à l’œuvre. N’est-ce pas cette dimension que vise Freud ? – sans disposer encore des modalités logiques sur lesquelles s’appuiera Lacan. En effet, le lion ne bondit qu’une fois… pour saisir sa proie. Il ne bondit qu’une fois car il n’a pas droit à un « deuxième essai ». C’est donc l’invention, la saisie « au vol » d’un signifiant, qui atteste la contingence, soit une rupture avec ce qui ne cessait pas de s’écrire (nécessaire) ou avec l’impossible. Les conséquences d’une contingence heureuse seront alors au-delà du symbolique. Les vignettes cliniques sont probantes pour ce qu’elles attestent chacune dans leur originalité, qu’il y a eu opération analytique stricto sensu, soit un changement dans le réel. Avec le dernier Lacan, la contingence s’avère, in fine, le réel propre à la cure.

[1] Freud F., « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, trad. fr., Paris, PUF, 1985, p. 234. [2] Chiriaco S., Conférence du 31 janvier 2015. Marseille, les Arcenaulx. Nous conservons ici sciemment le signifiant nouveau.

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D’être mère à devenir «maternelle»

Mme P. ne sait pas expliquer comment s’est présentée l’idée d’avoir un enfant. Elle peut juste dire que cela lui faisait peur, mais que quand sa sœur s’est trouvée enceinte ça l’a rassurée. Son fils a quelques mois de moins que son neveu. Elle a vécu dix ans avec son compagnon et ils se sont séparés quand Lucas, leur fils, avait un an et demi. La grossesse n’était pas prévue, leur vie était organisée autour de l’entreprise qu’ils avaient créée ensemble. Quand Lucas est né, Monsieur ne s’y est pas intéressé, il a eu une liaison avec une collègue, ce qui a provoqué la séparation. De ce fait Mme P. a perdu son emploi.

Trouver des appuis

Quand elle vient consulter au CPCT, Mme P. voudrait des conseils. Elle se sent « étouffée par son fils ». Lucas est agité à l’école et difficile à la maison, il dort mal, il fait beaucoup de colères.

Au moment où elle s’est trouvée seule, Mme P. dit qu’elle est tombée dans un « trou noir », elle était incapable de s’occuper de son fils et est revenue vivre chez ses parents. Mais rapidement elle s’aperçoit que sa mère, qui s’angoisse pour tout, ne lui est pas d’un grand secours. Elle décide de prendre un logement.

Sur ma proposition elle évoque quelques éléments de son histoire. Elle m’explique qu’elle est la quatrième de quatre enfants et que sa mère ne voulait pas d’elle. Sa scolarité a été difficile, les professeurs disaient qu’elle avait de réels problèmes de compréhension et qu’elle ne ferait jamais rien dans la vie. Elle précise que sa mère n’était pas surprise puisqu’elle répétait sans cesse qu’elle-même étant incapable, elle n’avait fait que des incapables. Durant toute son enfance elle s’est appuyée sur sa sœur qui lui servait de modèle. Sur ses traces elle a obtenu un BTS puis elle est partie étudier à l’étranger. Mais alors qu’elle se trouvait seule, sa sœur étant repartie, elle a fait l’expérience d’un moment de perplexité qui a précipité son retour. C’est alors qu’elle a rencontré son compagnon avec qui elle a vécu dix ans. Elle admirait cet homme mais cela n’a pas été une histoire d’amour, il était plutôt comme un frère sur qui elle s’est appuyée.

À l’occasion d’un cauchemar qui lui rappelle cet épisode vécu à l’étranger, elle interprète que c’est la solitude qui l’angoisse, ce à quoi j’acquiesce.

L’angoisse de la solitude vient se nouer à sa position d’incapable ; soit elle sait, soit elle ne sait pas, alors elle panique et perd complètement ses moyens. Dans ce cas il faut un autre qui lui donne les réponses dont elle ne dispose pas.

Dans la vie elle a toujours eu besoin d’un guide. Elle n’aurait jamais pris la décision de quitter son compagnon, mais aujourd’hui, elle dit qu’elle n’a pas été heureuse. Il était tyrannique, la rabaissait et lui imposait son mode de vie. L’appui imaginaire est nécessaire, mais le revers de la médaille, c’est qu’elle perd sa personnalité, comme elle le dit. C’est ainsi que j’ai soutenu qu’elle pouvait prendre appui sur les autres tout en trouvant sa manière à elle d’y faire. « Comment demander de l’aide sans être pour autant une assistée ? », se demande-t-elle. Elle peut alors faire appel à ses parents ponctuellement, et prend également rendez-vous avec un pédopsychiatre. Le trou commence ainsi à se border.

Étudier

Mme P. voudrait travailler pour avoir de la valeur et être comme les autres. Il faut qu’elle travaille, ça organise le temps et l’empêche de se laisser couler. Quand je la rencontre, elle cherche un emploi et passe ses journées à étudier mais avec beaucoup de culpabilité. Elle découvre qu’elle aime apprendre et qu’elle peut comprendre alors qu’elle s’était toujours sentie bête. J’ai encouragé sa solution et quand Pôle emploi lui a proposé une formation j’ai soutenu ce projet qui lui a permis de sortir un temps de sa solitude et de nouer quelques contacts. Se sentant plus à l’aise en société, elle peut côtoyer les autres parents et prend plaisir à aller chercher son fils à l’école. Sa relation avec lui se pacifie petit à petit. Elle dit qu’elle fait des compromis. La peur que le moment du coucher se prolonge l’amenait à couper court à toutes demandes. Face aux colères, qu’elle tentait parfois de régler par des douches froides, j’indique qu’on ne peut pas toujours dire non, quelquefois il faut dire oui, trouver des petites choses qui apaisent. Par la suite elle pourra accompagner le coucher plus sereinement, par exemple lire une histoire, voire deux, mais pas trois.

Se sentir « maternelle »

Après avoir passé un entretien professionnel, Mme P. se demande si être seule avec son fils la pénalise. Lors de cet entretien, le responsable lui a fait comprendre qu’élever seule un enfant pouvait être un handicap. Dans cette réflexion elle a entendu une volonté de l’Autre de la soumettre à des horaires excessifs, elle a donc décidé qu’elle ne prendrait pas cet emploi car elle veut garder du temps pour s’occuper de son fils.

Le monde de Mme P. a basculé à la naissance de Lucas. Avoir un enfant l’a ramenée au trou de la solitude qu’elle avait bordé par la rencontre avec son compagnon, dans le regard de qui elle avait trouvé de la valeur grâce au travail. Avoir un enfant la confronte de manière très vive à son incapacité. Elle cherche des conseils mais elle cherche surtout à comprendre et à répondre de la façon la plus appropriée.

Saisissant la logique de sa soumission à l’Autre, elle va se décaler d’une position de jouissance à laquelle elle était fixée depuis l’enfance. Elle ose apprendre, elle peut accéder à un savoir qui ouvre sur la perspective de soutenir sa propre parole. Elle peut, à partir de là, s’autoriser, dans sa position « maternelle », à questionner et peut se risquer à avancer des points de vue personnels.

Elle ne fait plus comme sa sœur qui s’énerve pour rien. Elle dit que sa sœur est encombrée par ses enfants. « Le problème avec ma sœur, c’est qu’elle est mère, mais qu’elle n’est pas maternelle », dit-elle, et elle explique que si être mère c’est avoir un enfant, alors être maternelle implique de pouvoir en prendre soin. Ce glissement signifiant est un capitonnage qui se réalise en fin de traitement lorsqu’elle a appris à être ce qu’elle nomme « maternelle ».

Alors qu’elle s’attendait à des solutions plus concrètes en venant au CPCT, elle dit avoir compris que je ne lui avais rien imposé pour lui laisser faire son chemin. Elle doit apprendre à faire avec son incapacité et sa solitude, et poursuit pour cela le travail avec une analyste en ville.

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« Être mère, ça s’invente »

« Être mère, ça s’invente » était l’intitulé du 7e Colloque du CPCT-parents de Rennes qui s’est déroulé le 5 décembre 2014. Depuis 2007, la tenue de cet événement est un moment-clé : politique par sa présence au sein de la cité, et clinique, pointant ce que la rencontre d’un sujet avec le discours analytique peut produire, dans le dispositif limité dans le temps d’un CPCT.

Après l’ouverture par la Présidente de l’ARPELS (Association de Recherche en Psychanalyse et Lien Social) gestionnaire du CPCT, Myriam Perrin, extraits cinématographiques à l’appui, nous a introduits dans un monde résolument contemporain, avec « Les milles et une mère d’une fiction sur l’obstétrique moderne »[1] de la série américaine Private Practice.

Addison Forbes-Montgomery, gynécologue et chirurgienne néo et périnatale, est aux prises avec le vertige des nouvelles technologies médicales (concevoir un fœtus afin de prélever le sang ombilical pour sauver un autre enfant ; faire maturer puis implanter les ovocytes de son nourrisson mort afin d’être plus tard mère à nouveau) et les embrouilles de son désir. Entre les deux se creuse un gap. Addison, d’être gynécologue, n’en est pas moins femme. Elle souffre les affres avec son partenaire ; après avoir eu un enfant par mère porteuse, elle verra réapparaître la mère biologique qui viendra, et en toute légalité, l’évaluer dans sa capacité à être mère. L’enfant a deux mères, celle qui l’a adopté et celle qui l’a « fabriqué » selon ses termes.

Les demandes du XXIe siècle liées à la maternité sont les conséquences logiques des nouvelles technologies scientifiques. Cette série montre, entre autres, qu’elles n’épuisent ni ne règlent la question de l’amour, du désir et de la jouissance.

Trois cas cliniques ont témoigné d’une réalité plus quotidienne : ravage du surmoi maternel renforcé par les diktats contemporains prônant des prêt-à-faire universels, perte d’appui après une séparation conjugale, impuissance aux commandes, fixation à une identification. Chacune de ces mères est venue frapper à la porte du CPCT sous un même signifiant sans jamais en être attrapées de la même façon. De l’enfant dont elles se plaignent, qu’elles ne reconnaissent plus, ne comprennent plus, un pas peut se franchir à ce qu’elles ont été comme enfant. Ces trois cas montrent aussi la façon dont les mots et l’acte du praticien opèrent au CPCT, avec ce qui s’en déduit d’effets thérapeutiques sans suggestion. Le travail au CPCT-parents nous enseigne que la variété des faits qui conduisent une mère, un père à s’y adresser, s’inscrit dans le ratage de la fonction et vient révéler les impasses de cette mère, de ce père-là. Les butées énoncées s’opposent à ce que le parent s’était forgé comme idéal de sa fonction, à ce qu’il suppose être attendu de lui ou le convoque à une place qu’il ne peut pas prendre. Produire un écart avec une harmonie tant rêvée et de toute façon impossible de structure, faire entendre qu’il n’existe aucun mode d’emploi de la fonction, ni aucune garantie quant aux actes et décisions prises par chacun, peut donner chance de renouer avec le fil du désir afin de poursuivre l’invention de ses propres réponses. Venir parler au CPCT de son enfant, de sa fonction de mère, de père, ne relève pas seulement d’un dire mais est aussi un acte sous-tendant le désir de parler en son nom propre là où le recours à la parole commune défaille.

Notre invitée, Claude Quenardel, membre de l’ECF, en a tiré plusieurs bords : être mère ne relève d’aucune évidence pour une femme et ne répond pas à un instinct ; être mère ne va pas de soi et le manque de savoir préalable sur cet événement oblige chacune à inventer sa façon d’être mère. Mais « être mère ne vient pas de nulle part. On ne peut dissocier la maternité de la sexualité féminine »[2]. Des trois cas, elle a extrait la connotation surmoïque du vouloir : la patiente d’Isabelle Delattre ne voulait pas d’enfant et se force à en avoir ; celle de Dominique Tarasse masque son incapacité à être mère en voulant être une mère parfaite ; la patiente d’Alice Davoine veut un enfant « plus que vivant ». À la volonté, avec ce qu’elle emporte pour le sujet d’énigme, de férocité et d’illimité, s’oppose le désir avec ce qu’il implique d’ouverture et de légèreté. Le temps limité au CPCT induit du côté du consultant une certaine urgence quant à situer un au-delà de la demande afin d’avoir chance de relancer le désir du sujet.

S’appuyant sur la Leçon du 19 mars 1974 du séminaire de J. Lacan Les non dupent errent, qui examine les conséquences du déclin du Nom-du-Père, C. Quenardel a introduit la perspective inédite de Lacan, à savoir la substitution au Nom-du-Père d’un nouvel ordre, l’ordre maternel « auquel les mères peuvent se raccrocher pour y trouver repère et sécurité [...] un ordre qui opère avec des normes [...] Il s’agit d’identifications puissantes qui sont le produit de l’ordre social que Lacan a qualifié d’ordre de fer ou encore d’ordre de faire, écartant tout défaut d’invention singulière »[3].

Notre invitée mettra en avant la nécessité d’une invention pour chaque mère, invention qu’elle situera du côté de la dimension de l’inconscient, et rappellera ce que chaque cas a de singulier et d’incomparable.

[1] Titre de l’intervention de Myriam Perrin, membre de l’École de la Cause freudienne. [2] Intervention de Claude Quenardel, colloque du CPCT-parents de Rennes, 5 décembre 2014 [3] Ibid.

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