Étiquette : L’Hebdo-Blog 07

Voici, déjà, l’Hebdo-Blog numéro 7 !

L’Hebdo poursuit, jusqu’au bout, la série consacrée au thème des Journées sur « Être mère – Fantasmes de maternité en psychanalyse » avec un texte de Philippe Lacadée.

Vous y lirez quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de la naissance ». Balzac et Michelet seront nos appuis sûrs.

Avec Rose-Paule Vinciguerra, nous découvrirons l’entretien autour de son livre Femmes lacaniennes et en quoi « le dire novateur de Lacan sur les femmes » a eu des effets décisifs sur la psychanalyse elle-même. Christine Maugin, elle, se penche sur la part de folie féminine « qui ne doit pas être confondue avec la folie psychotique ».

Puis nous quittons le continent noir. La folie des hommes investis des pouvoirs politiques absolus et incarnée par le Père Ubu est ici évoquée par José Rambeau. Et c’est « l’ironie, le geste iconoclaste » de Marcel Duchamp, « ce non dupe », que met pour nous en scène Pierre-Gilles Gueguen.

Un entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari nous donnera un aperçu de la psychanalyse à l’Île de la Réunion, qui « se pratique et s’affirme de l’orientation lacanienne », et nous voilà en route !

Car rendez-vous, maintenant, au théâtre de l’Atelier où nous sommes invités par L’Envers de Paris le 5 novembre, à la représentation d’Hôtel Europe. Un débat suivra la représentation en présence de Bernard-Henri Lévy et sera animé par Anaëlle Lebovits Quenehen et Jean-Daniel Matet, président de l’Eurofédération de psychanalyse. C’est encore sous l’égide de l’Envers de Paris, et de l’Association des psychologues freudiens, que se tiendra la soirée du vendredi 7 novembre prochain autour de l’ouvrage Femmes lacaniennes de R.-P. Vinciguerra cité plus haut.

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Entretien avec Rose-Paule Vinciguerra autour de « Femmes lacaniennes »

L’Hebdo-Blog s’entretient avec Rose-Paule Vinciguerra à propos de son livre Femmes lacaniennes récemment paru aux éditions Michèle (Paris, octobre 2014).

Rappelons que l’Association des psychologues freudiens et l’Envers de Paris organisent une rencontre avec Rose-Paule Vinciguerra autour de ce livre, le vendredi 7 novembre à 20h30, au 31 rue de Navarin, Paris 9e. Sophie Gayard sera discutante.

 

L’Hebdo-Blog – Pourquoi ce titre Femmes lacaniennes donné à votre livre ?

Rose-Paule Vinciguerra – J’ai tenté de repérer en quoi le dire novateur de Lacan sur les femmes avait changé l’abord de la pratique et de la théorie psychanalytiques.

L’H-B – Vous rappelez que Jacques Lacan souligne que les femmes sont « plus réelles »[1] parce qu’elles n’existent qu’une par une, mais les hystériques femmes sont-elles aussi plus réelles ?

R.-P. V. – Les hystériques femmes, si elles font l’homme, n’en sont pas moins des femmes ! La question est de savoir en quoi ce réel des femmes que Lacan a repéré notamment avec le pas-tout, leur permet, lorsqu’elles sont analystes, de laisser les analysants s’avancer vers une zone énigmatique et contingente au-delà des effets du symbolique dans la cure. Mais cela ne veut pas dire que les analystes femmes soient spontanément mieux orientées que les hommes ni que les hommes soient exclus de ce pas-tout.

L’H-B – Au plus près du Séminaire « R.S.I. » de J. Lacan, vous développez très précisément qu’un homme qui se met à croire à une femme fait exister La Femme : quelles peuvent en être les incidences cliniques pour le sujet masculin?

R.-P. V. – Lacan distingue entre croire à une femme comme on croit à son symptôme et la croire et il ramène cette distinction à celle de la croyance névrotique et de l’index de certitude dans la psychose ; c’est dans le second cas qu’un homme crée La femme. Mais installer une femme en position de La femme, cela se rencontre aussi dans l’amour, dans l’homosexualité masculine… Les surréalistes, eux, « suppléaient »[2] à La femme qui n’existe pas, comme le dit Lacan.

L’H-B – Aujourd’hui où le symbolique défaille et confronte de plus en plus le rapport des hommes et des femmes au réel de la jouissance, avec quels nouveaux symptômes du non rapport sexuel la psychanalyse joue-t-elle désormais sa partie ?

R.-P. V. – Avec la chute des idéaux et la course aux plus-de-jouir pressés, le non rapport sexuel s’est dénudé. Si l’impossibilité de trouver un signifiant de La femme mène à l’impasse du rapport sexuel, c’est l’extension dans la civilisation du non localisable de la jouissance féminine qui amène aujourd’hui à reconsidérer l’impasse de ce rapport : partenaires multiples ou pas de partenaire du tout, communautarisme ou autisme de la jouissance, addictions variées, solitude toujours.

L’H-B – Pouvez-vous repréciser à partir de votre clinique ce qu’il en est de cette substance que la fille attend de sa mère et dont le fond est « ravissement », « rapt »[3]?

R.-P. V. – Une fille attend de sa mère qu’elle lui donne je ne dirais pas légitimité, mais réalité corporelle de femme, mais à poursuivre cette voie elle ne peut qu’y perdre car le réel en jeu dans la corporéité d’une femme ne peut pas se transmettre. Il n’y a pas de « voix du corps »[4]. Le corps de la mère reste étranger, Autre et l’énigme de son désir (que veut-elle ?) redouble l’énigme du réel de son corps. Ce rapt est aussi bien ravage – ravage sans doute différent de celui que révèlent les reproches, déchiffrés par Freud, de la fille à la mère – car ici il y a de l’indéchiffrable. Celui-ci fait les femmes divisées entre sujet parlant et Autre qu’elles sont toujours pour elles-mêmes. C’est là qu’une femme disparaît et c’est le point d’origine du surmoi féminin.

L’H-B – Avec les avancées de la science et le discours du capitalisme, comment la psychanalyse lit-elle les nouveaux rapports symptomatiques que les femmes entretiennent désormais à l’objet a qu’est l’enfant pour elles ?

R.-P. V. – Impossible de répondre brièvement à cela. Disons que les avancées de la science et du marché capitaliste créent des situations absolument inédites dans l’histoire de l’humanité où l’enfant peut venir à être bout de chair que l’on veut à tout prix ou dont on ne veut plus s’il n’est pas conforme à ce qu’on attendait et auquel on ment sur son origine. Cela ne fait que dénuder ce qui était déjà présent : les rejets, les secrets délétères n’ont jamais été épargnés aux enfants. C’est ici que la psychanalyse peut jouer un rôle important.

L’H-B – À l’époque où le symbolique s’efface devant l’exigence surmoïque de la jouissance, que devient, dans la cure, l’inconscient-savoir et comment entendre que depuis, la place de ce qui excède la représentation, le psychanalyste ait à « déranger la défense contre le réel »[5]?

R.-P. V. – Le psychanalyste est pour l’analysant en position de semblant d’objet a cause du désir, objet qui excède la représentation, et c’est comme tel qu’il permet que s’élabore l’inconscient-savoir qui mène un sujet in fine à opérer un renversement du « tout mais pas ça » accompagnant ses débuts d’analyse. Un psychanalyste a aussi éprouvé dans sa propre analyse les limites de l’inconscient-savoir – encore que celui-ci ne soit jamais épuisé – et l’incidence de ce qui excède tout sens, de la marque dernière, inexplicable, d’un dire sur le corps. Dès lors, il ne peut pas renoncer à ce que l’analyse aille jusqu’aux confins de cette défense la plus tenace contre le réel, ce point de fuite qui ne parle pas. Ce moment peut être surprise pour l’analyste lui-même ou même intervenir dans un moment d’outre-passe !

L’H-B – Parce qu’elles se mesurent sans cesse à l’épreuve du pas-tout de leur féminité, les femmes seraient, soutenez-vous, plus à même de « faire refleurir les rameaux de l’amour »[6] à l’encontre du « culte du nom unique »[7] fondamentaliste et du « Un-tout-seul »[8] de l’individualisme. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

R.-P. V. – Les femmes résistent plus que les hommes au nivelage post-moderne de l’individualisme, sans doute parce que leur rapport aux semblants ne peut être uniformisé. Quand elles se font servantes du « culte du nom unique » (jadis, il y eut les « furies de Hitler »[9] révélées par le livre récent de Wendy Lower et, dans un contexte bien différent, on voit aujourd’hui des femmes partir faire le djihad en Syrie), c’est sans doute dans une servitude volontaire à l’égard de leur homme ou pour se forger une identification moins précaire. Si les femmes aspirent à l’amour, c’est pour arrimer ce qui est sans attaches dans la Jouissance Autre qu’elles éprouvent. À cet égard, le lien analytique les intéresse. Et l’amour de transfert ouvre au sujet supposé savoir qui n’est guère complice des semblants mortifères ou intoxicants de la civilisation.

L’H-B – Quelle est la phrase de J. Lacan à propos de la féminité que vous aimez le plus et dont vous aimeriez nous parler ?

R.-P. V. – Peut-être pas celle que j’aime le plus, mais celle qui nous concerne. Lacan dit dans L’angoisse : « Il semble que la femme comprenne très, très bien ce qu’est le désir de l’analyste. »[10] Une femme, en effet, quelque « goût » qu’elle en ait, peut se faire objet cause de désir pour un homme. Et être dans la position d’analyste, c’est, à partir d’une place de semblant d’objet, mener la jouissance à condescendre au désir. Il y a là affinité entre la position féminine et la position analytique. Même si être à cette place, « c’est plus difficile pour une femme que pour un homme, contrairement à ce qui se dit »[11] car il lui faut faire semblant de déchet, silence. Cela n’est bien sûr qu’un des aspects de la question.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 223. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », Ornicar ?, Paris, Champ Freudien, n°5, leçon du 11 mars 1979, p. 27. [3] Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, Paris, Michèle, 2014, p. 58. [4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 463. [5] Miller J.-A., « Le réel au XXIᵉ siècle. Présentation du thème du IXᵉ Congrès de l’AMP », La Cause du désir, Paris, Navarin, n°82, 2012, p. 94. [6] Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, op. cit., p. 230. [7] Ibid., dernier chapitre. [8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 décembre 2006, inédit. [9] Lower W., Les furies de Hitler, Paris, Taillandier, 2014. [10] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 208. [11] Ces deux dernières citations sont extraites de Lacan J., « La Troisième », texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, Paris, Navarin n°79, p. 16-17.

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Exposition Marcel Duchamp : La peinture même au Centre Pompidou

Pour Marc Fumaroli, historien et critique d’art, le nom qui résume la montée au zénith de l’art business est celui de Marcel Duchamp. Il fait de Marcel Duchamp l’emblème, le promoteur et la dupe de ce qu’il a contribué à installer, soit l’art anonyme et la série des œuvres reproductibles industriellement… Il est en effet incontestable que la célébrité du frère de Jacques Villon et de Raymond Duchamp-Villon s’est faite à New York alors que la notoriété des œuvres de ses frères est restée cantonnée au marché de l’art européen.

Le cas Duchamp

Il y a dans la destinée de ce fils de notaire de Rouen des ruptures très marquées. En 1912, à l’âge de 25 ans, il propose au Salon des Indépendants le tableau intitulé Nu descendant un escalier. Ses deux principaux biographes notent que le refus de ce tableau, qui sans doute était à l’égal des Demoiselles d’Avignon une œuvre majeure du modernisme, a eu un effet traumatique sur Duchamp. Robert Lebel considère que cette œuvre dépassait tout ce que le cubisme et le futurisme avaient produit. Le désarroi, qui a suivi ce qu’il a vécu comme un échec, a poussé Duchamp à abandonner sa carrière pour un poste subalterne de bibliothécaire.

La suite cependant fera de lui un peintre peu prolixe mais le Nu descendant un escalier trouve à New York le succès qu’il n’a pas rencontré à Paris. Fumaroli insiste sur le fait que l’Armory Show de 1913, dont le tableau faisait partie, était « monté comme un Barnum » ; il n’empêche que Duchamp sera d’emblée et pour toute la période qui va jusqu’à sa mort en 1968, reconnu comme le plus grand des artistes contemporains aux USA[1]. Quand il s’y rend en 1915, il y est accueilli comme le Pape de l’art moderne. Le peintre refusé du modernisme européen se sent adopté par New-York où il jouit du statut de l’exception. Il partagera sa vie entre cette ville et Paris, sans jamais faire vraiment partie d’un mouvement artistique (bien qu’il flirte avec Dada et le surréalisme).

La suite fera de cet homme plutôt froid et terriblement ironique, adepte des calembours et champion d’échecs, une vedette malgré lui. Il sera reconnu comme fondateur aussi bien de l’expressionnisme abstrait que du Pop Art ou de l’art conceptuel dans leur forme américaine, et il ne fera rien pour ne pas l’être. Il était devenu « non-dupe » et sa position rappelle à maints égards celle d’un James Joyce dont Lacan a fait équivaloir le nom au sinthome.

Il se glissera dans ce vêtement américain accueillant, ready-made pour lui, sans véritablement y croire et sans chercher à en exploiter les avantages financiers au-delà de ce qui l’assure d’un confort de vie assez modeste (rien à voir en cela avec le plus célèbre des Young British Artists qu’est un Damien Hirst). Toutefois, à partir de cette place, il ne cessera d’être un artiste qui attaque l’art. Son dernier biographe, Bernard Marcadé[2], le rappelle : « Duchamp a passé son temps à mettre l’art en question, à en tester les limites pour admettre finalement que c’était sa vie même qui était son œuvre. »[3]

À l’égal d’un Joyce il n’a cessé de faire reculer les frontières de l’acceptable dans le champ de l’art. L’œuvre la plus connue et qui est devenue son emblème (son logo diraient ses détracteurs) est l’urinoir signé qui porte pour titre Fontaine et qui inaugure la production des ready-made. Ce geste iconoclaste et ironique, inaugural de l’art contemporain, va de pair avec le dépérissement de son travail de peintre. Il dupliquera cette « œuvre » à plusieurs reprises. Au-delà de ce qui intéresse les historiens de l’art et qui nourrit leurs querelles, Duchamp nous interroge sur l’objet de son art : comment l’appellerions-nous ? Objet a ou lathouse ? Doit-on considérer avec Gérard Wajcman que l’époque contemporaine a modifié la notion de sublimation ? Il y aurait eu la sublimation « vers le haut », celle du temps de Freud, et la sublimation « vers le bas », celle de l’époque hypermoderne qui propose volontiers comme objets d’art des objets standards ou des objets de dégoût, voire des scènes de torture comme le Body Art en produit ?

[1] Fumaroli M., Paris-New-York et retour, Paris, Fayard, 2009 : « Si le public new-yorkais de 1913 a fixé son attention sur le Nu descendant un escalier de Duchamp, dit Fumaroli non sans acrimonie p. 239, c’est qu’il a d’instinct senti les affinités entre sa propre pente iconoclaste et la volonté du dandy français de tordre le cou à l’art de peindre, tant ancien que moderne ». [2] Marcadé B., Marcel Duchamp : La vie à crédit, Paris, Flammarion, 2007. [3] Entretien de Bernard Marcadé avec Nathalie Georges, Yves Depelsenaire et Philippe Hellebois, La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 68, mars 2008, p. 135.

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Le malentendu de la mère

S’appuyant sur des références empruntées à la littérature, Philippe Lacadée parcourt le chemin du discours analytique quant à la relation mère-enfant, qui conduit Lacan à énoncer, à partir d’un retour aux Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, que « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel » et à mettre l’accent sur le discord.

Nous ferons ici quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de naissance ». Balzac et Michelet trouvent ici résonance dans cet énoncé d’Éric Laurent : « la conversation sacrée de la mère et de l’enfant est suffisamment fascinante pour que l’on n’oublie pas que la mère est le nom de ce qui, comme Dieu, n’existe pas – la femme »[1]. Voilà pourquoi la jouissance reste une question insidieuse dans le malaise de la civilisation.

Dans l’œuvre de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Renée de l’Estorade explique dans sa lettre n° 31 à son amie Louise de Macumer la jouissance d’être mère : « Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le Fiat Lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans douleurs. Oh, ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre moi, l’enfant et Dieu… Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère… On comprend ce que fait l’enfant comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace et dans le corps. Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse. Le père ? On le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous […] Oh, Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement… il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies »[2].

Quant à Michelet, dans De nos fils, il s’interroge sur le fait de savoir « si la mère et l’enfant sont un être ou deux. On peut en douter ». Du côté de l’enfant, il nous dit qu’il est « de fond en comble constitué de sa substance. En elle il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C’est bien là qu’il est Dieu ». Du côté de la mère, « c’est une puissance énorme. L’adorable petit cœur de l’enfant est plein d’elle. Si jamais sur terre il y eut une religion, c’est bien ici et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais. Elle ne peut pas s’en défendre, ce n’est pas sa faute. Elle est Dieu !… C’est énorme, excessif, mais qu’y faire ? C’est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde »[3].

Nous proposons ici d’examiner les idées reçues selon laquelle la mère et l’enfant ne font qu’un dans la satisfaction des besoins, nous les examinerons comme liées à ce qu’il n’y a pas d’Autre ni de discord. Freud nous a révélé, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle que la première demande, demande orale, est fondée sur autre chose que la simple satisfaction de la faim ; elle est demande sexuelle, « elle est dans son fond cannibalisme et le cannibalisme a un sens sexuel »[4].

Se nourrir, a rappelé Lacan dans le Séminaire Le transfert, « est lié pour l’homme au bon vouloir de l’Autre […] ce n’est pas seulement du pain du bon vouloir de l’Autre que le sujet primitif a à se nourrir, mais bel et bien du corps de celui qui le nourrit. Car il faut bien appeler les choses par leur nom : la relation sexuelle. C’est ce par quoi la relation à l’Autre débouche dans une union des corps. Et l’union la plus radicale est celle de l’absorption originelle, où pointe l’horizon du cannibalisme, qui caractérise la phase orale pour ce qu’elle est dans la théorie analytique »[5]. C’est d’ailleurs ce que révèle, à son insu, l’impasse de la théorie de l’amour dit primaire – le primary love – modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant qu’Alice Balint a décrit dans son article « Amour pour la mère et amour maternel ». Dans cet article Alice Balint explique que la relation mère-enfant est basée sur le fait que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant, ce qui, selon cette théorie, serait structural dans la situation de l’enfant : « L’amour pour son rejeton a exactement le même caractère d’harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. »[6] C’est ce que Lacan dénonça dans sa conclusion au Congrès sur l’enfance aliénée : « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel »[7]. Qu’il y ait harmonie entre la mère et l’enfant, tel est le fantasme des psychanalystes d’enfants, alors que nous avons vu comment l’Autre et les « petits malentendus avec le réel » – pour reprendre l’heureuse expression de l’écrivain portugais Fernando Pessoa – apportent, de structure, discord à cette harmonie. A. Balint a construit le mythe du primary love et celui du genital love, autour de la relation mère-enfant. L’objet est là défini comme pur objet complémentaire, comme objet de totale satisfaction. Mais Lacan, dans son Séminaire Les écrits techniques de Freud, a noté combien cette théorie développe ses propres impasses dont la première se trouve au cœur même du texte d’A. Balint – lorsqu’elle affirme que l’amour mère-enfant peut conduire cette dernière, « capable de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de gestation », à manger son propre enfant. Ce point de discordance dans l’amour maternel dit « primaire », révèle que, de fait, l’horizon de l’union la plus radicale est plutôt de l’ordre de la jouissance, c’est-à-dire de l’absorption originelle, voire du cannibalisme, que ce soit du côté de l’enfant ou du côté de la mère – « lorsqu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit »[8]. Pour Lacan, le fait qu’à partir de cette théorie du primary love ait pu surgir ce qu’il a appelé l’« initiative du sujet » et « l’aperception de l’existence ou de la réalité du partenaire » fait énigme et constitue la deuxième impasse. Comment A. Balint pouvait-elle passer du primary love au genital love qui signait l’accès à la réalité de l’Autre comme sujet ? Quel était l’élément capable d’introduire, dans le système clos sur lui-même de l’amour, l’idée ou la reconnaissance de l’Autre ? La réponse de A. Balint, pour Lacan fut simple : « Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C’est comme ça parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. »[9] D’avoir rendu évident comment l’Autre était déjà là pour le sujet, Lacan situera l’enjeu de la psychanalyse de l’enfant autour de l’avènement d’un corps, celui que l’enfant a, et de l’événement de corps qu’est le symptôme pour cet enfant-là. De là peut s’interroger, avec l’analyste pour partenaire, comment cet enfant répond à sa place dans la constellation familiale afin d’en extraire la jouissance incluse – point d’où il sera enfin mis à sa question, celle dont il aura la chance d’être responsable de la part insaisissable de lui-même que sa mère voilait non sans jouir de son malentendu.

[1] Laurent É., « De la société des Femmes », postface à Wright N., Madame Klein, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p. 125. [2] Balzac (de) H., Mémoires de deux jeunes mariées, (1841-1842), cité dans Knibiehler Y. et Fouquet C., L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, Paris, Editions Montalba, 1980, p. 185. [3] Michelet J., Nos fils (1869), cité dans L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, op. cit., p. 175. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 243. [5] Lacan J., ibid. [6] Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 235. [7] Lacan J., «Allocution sur les psychoses de l’enfant», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367. [8] Ibid., p. 235. [9] Ibid., p. 238.

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La jouissance supplémentaire

Pas moyen de suivre Lacan sans en passer par ses signifiants, par sa lalangue. Celle-ci ne cesse pas de subvertir le discours courant en renouvelant les significations attachées à l’expérience analytique depuis sa création. Comment chaque Un entend-il ces signifiants et quels usages en a-t-il ? C'est le fil que nous vous proposons de suivre. 

Dans son séminaire Encore[1], Lacan propose des avancées sur la question de la sexualité féminine. Il prend appui sur les mystiques en tant qu’ils sont les plus à même de nous enseigner sur cette jouissance propre aux sujets en position féminine. Il définit ainsi deux positions sexuées :

- une position masculine, entièrement inscrite dans la fonction phallique, c’est-à-dire dans un rapport au signifiant Φ, énigmatique mais universel.

- une position féminine, « pas-tout »[2] inscrite dans la relation au phallus, ne permettant « aucune universalité »[3].

Supplémentaire n’est pas complémentaire

La jouissance féminine est celle d’être « pas-tout à l’endroit de la jouissance phallique »[4]. Elle ne peut être ni universelle ni incluse dans un tout (phallique), auquel cas elle serait complémentaire, « j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit complémentaire, où en serions-nous ! On retomberait dans le tout »[5].

Cette jouissance est, pour une part, bornée par le phallus, mais en dépasse la logique : elle s’ajoute à la jouissance phallique. Supplémentaire, cela veut dire que la fonction phallique est première et qu’elle en trace son bord, sa limite. La femme ne se résout pas entièrement dans la logique de la castration et du phallus. La fonction phallique n’occupe pas toute la jouissance des femmes. Comme l’indique J.-A. Miller dans son cours du 3 mars 2011, « il y a quelque chose chez les femmes qui n’est pas pris dans la castration, c’est de ce côté-là que gît le mystère de la jouissance féminine »[6].

Une part de la jouissance féminine ne passe pas la barre du langage. Elle échappe à l’articulation signifiante, d’où l’impossible à l’énoncer. Elle est hors langage, mais pas hors loi : elle n’est pas toute dans la loi symbolique, mais ne remet pas en cause son fonctionnement[7]. Les femmes l’éprouvent, mais n’en savent rien[8], ne peuvent en parler, aucun signifiant ne peut venir pour dire ce qu’elles éprouvent.

De plus, cette jouissance féminine ne passe pas seulement par l’organe, contrairement à celle de l’être parlant en position masculine. C’est une « jouissance du corps »[9] vivant – c'est-à-dire non mortifié par le langage – sans objet, mais qui « a rapport au S(A) »[10], (c’est-à-dire au signifiant manquant chez l’Autre). Elle pointe vers l’Autre. Cette jouissance est néanmoins bornée par l’objet a, comme je l’avais montré dans un texte sur Catherine M. : « le regard prend une valeur supplémentaire par rapport à la jouissance phallique […] dans cette zone limite, Catherine M. réintègre la réalité environnante à l’aide du regard. […] la recherche de la jouissance illimitée est bornée par l’objet regard […] par une jouissance qui passe de l’exception à l’exclusion, la répétition d’un souvenir d’enfance l’amène à frôler le hors limite. Catherine M. atteint la jouissance Autre, la jouissance supplémentaire à la jouissance phallique, par cet objet regard »[11].

La folie féminine

La jouissance féminine est une jouissance qui, de ne pas être définie uniquement par la jouissance de l’organe, est infinie. Ce qui lui vaut cette part de « folie féminine ». Mais la jouissance féminine, si elle donne cet aspect folie aux femmes, ne doit pas être confondue avec la folie psychotique. La femme n’est pas-toute dans le registre phallique, mais elle y est inscrite tout de même. La jouissance féminine est à la fois dans et hors symbolique, ce qui la différencie de la jouissance psychotique, attribuée à un Autre.

Pas toute phallique mais pas sans rapport au phallus, ce qui indique que même si les femmes ont une « folie féminine », une forme d’égarement, une vraie femme « a toujours quelque chose d’un peu égaré »[12] . L’on peut ainsi dire que les femmes ne sont pas folles du tout.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975. [2] Ibid., p. 74. [3] Ibid. [4] Ibid., p. 13. [5] Ibid., p. 68. [6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 mars 2011, inédit. [7] Brousse M.-H., « Qu’est-ce qu’une femme ? », Le Pont Freudien, conférence du 18 février 2000. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 69. [9] Ibid. [10] Ibid., p. 75. [11] Maugin C., « La jouissance de Catherine M. : l’au-delà de la limite phallique », La Lettre Mensuelle, n° 296, mars 2011, p. 9-10. [12] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 195.

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Le pouvoir rend fou

Débat Café Psychanalyse du 20/11/2014

autour d’Ubu Roi avec

Dominique Laurent et François Regnault

Y a-t-il encore matière à débattre aujourd’hui sur le texte princeps d’Alfred Jarry ? Sans conteste, oui ! Du fait que les pouvoirs politiques restent, eux, toujours d’actualité.

Du percutant « Merdre », devenu célèbre, proféré par le Père Ubu en ouverture de la pièce et qui plonge d’entrée de jeu le spectateur dans le champ des pulsions qui agitent le monde politique, au constat tout aussi célèbre du « S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais ! » qui clôt le dernier acte et dont Lacan s’est saisi dans son enseignement, Ubu Roi met en scène la folie qui peut venir habiter les hommes investis des pouvoirs politiques absolus. La scène politique explorée par Jarry ne met-elle pas en valeur son équivalence avec les jeux d’enfants où tout se voudrait possible de la destruction de l’Autre et ce au moyen des pouvoirs de la pensée magique ? Il suffit d’un simple reset aujourd’hui pour magiquement annuler le carnage que proposent les jeux vidéo.

Des foires d’empoigne que nous montrent les hémicycles de nos honorables Assemblées aux comportements irréalistes de certains de nos hommes politiques, découle le constat que certains des sujets qui s’engagent dans le manège des pouvoirs politiques nous semblent être complétement déconnectés de la réalité de notre vie quotidienne. D’où pourrait se poser la question : la politique est-elle un délire ? Tout en étant une réalité incontournable.

François Regnault et Dominique Laurent se risqueront au débat avec les artistes et les spectateurs.

Nous vous invitons donc à vous rendre au Théâtre de Châtillon le jeudi 20 novembre 2014 à 20h30 pour assister à la représentation de la pièce Ubu Roi mise en scène par Jérémie Le Louët et interprétée par le Compagnie des Dramaticules, puis à participer au débat Café Psychanalyse de l’ACF-Île de France qui fera suite au spectacle.

Il est recommandé de réserver sa place (places numérotées) auprès du Théâtre de Châtillon au 01 55 48 06 60

Site du Théâtre à visiter pour tous renseignements : www.theatreachatillon.com Lien vers une interview vidéo présentant la pièce : Ubu Roi   José Rambeau est responsable des Cafés Psychanalyse de l’ACF-IdF Enregistrer

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Entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari

Entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari

Sur l’Île de la Réunion, la psychanalyse se pratique et s’affirme de l’orientation lacanienne. Une activité intense s’y est déployée il y a quelques jours, ponctuée par une journée sur le thème « le sujet psychotique en institution ».

L’Hebdo-Blog a posé deux questions à Stéphanie Tessier (1) et Fatiha Belghomari (2).

1) Le choix du thème a-t-il été guidé par l’implantation actuelle de la psychanalyse sur l’île de la Réunion ou au contraire vise t il son extension ?

Le choix du thème est la prolongation d’un travail amorcé en direction d’institutions depuis mai 2014. Beaucoup de participants réguliers aux activités de notre ACF travaillent en institutions et y essaiment la psychanalyse. Récemment, des directeurs d’institutions ont interpellé l’ACF La-Réunion avec cette question : comment faire valoir une clinique du sujet à l’heure où les méthodes comportementalistes leur sont imposées ? Une nouvelle activité de l’ACF est née : un atelier « Vivre, penser, écrire son institution avec la psychanalyse ? » réunira mensuellement des professionnels qui ont le désir de travailler une question, un point de butée de leur pratique, qu’ils œuvrent dans le social, le médical, le médico-social... Ces rencontres auront lieu dans une institution.

La venue de Jean-Pierre Rouillon a été l’occasion de tirer plusieurs fils à partir de la clinique, pour une pratique orientée. Ces journées ne visaient pas à proprement parler la psychanalyse en extension, mais en sont peut-être l’effet.

2) Quel élément, si il n’y en avait qu’un, fut le point marquant de cet événement? 

Le « un par un » et l'entreprise.

Les liens entre la psychanalyse et l’institution ont été déclinés de plusieurs façons : les uns à partir de l’exercice clinique des professionnels, les autres au regard de leur position de gestionnaire d’établissements, autour de la question suivante : quelle est l’articulation à opérer entre la pratique du « un par un » et la logique de l’entreprise ?

Certains participants ont témoigné de leur souci de maintenir présente la psychanalyse en institution, voire de l’y inclure, tandis que d’autres ont fait part de leur pratique du « un par un » orientée par la psychanalyse lacanienne, soit à partir du désir de chaque « un ». J-P. Rouillon a relevé un point nodal : pour la psychanalyse, le désir est un désir inconscient et, à ce titre, le désir de l’analyste est aussi en jeu dans l’entreprise. Il a alors souligné ceci : l'exercice de la psychanalyse ne coûte rien à la Sécurité Sociale et les recommandations de la HAS n’interdisent pas sa pratique dans les institutions. Alors pourquoi tant d’acharnement à la voir disparaître ? Éradiquer la psychanalyse, n'est-ce pas faire disparaître le sujet ?

place-de-l-ile-de-la-reunion Enregistrer Enregistrer

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