Pierre Klossowski (1905-2001), que Lacan à l’occasion cite, écrit Roberte, ce soir en 1954. C’est l’histoire d’un couple.
Octave, professeur de Droit canon et de Scolastique, est marié à Roberte – une jeune femme autour de laquelle tourne toute l’intrigue. À chaque paragraphe, elle est présente, active, très longuement décrite dans les mouvements de son corps, ses tenues vestimentaires, ses déplacements, ses paroles, ses pensées intimes et surtout ses pratiques et jeux sexuels. Roberte est présidente du Conseil de la Censure au Ministère et députée radical-socialiste ! Octave impose à Roberte, dans la vie de tous les jours, une loi qu’il a savamment élaborée – l’Hospitalité. L’époux « prête[1] » son épouse à d’autres hommes – il la prostitue ou, mieux, la soumet rituellement à l’adultération : « Je ne vise nullement à une mise en commun des épouses ni ne plaide en faveur d’une prostitution universelle. […] Ce n’est pas une maîtresse fortuite que je passe à des amis contre la leur, je leur prête mon épouse. […] On ne donne jamais ce qu’il y a d’inéchangeable, mais toujours l’on prête pour mieux posséder ce que l’on a ». [2] Il précise : « […] je ne suis qu’une mentalité primitive. […] Tellement primitive que la transgression du mariage est encore pour moi un acte religieux autant que le mariage même […] nous n’échappons pas à notre fond, c’est lui qui nous mène […] la prostitution universelle ne se peut même pratiquer si elle ne présuppose l’attrait de la transgression du mariage : l’épouse, prostituée par l’époux, n’en reste pas moins l’épouse, le bien inéchangeable de l’époux, le bien hors de prix qui donne son prix au consentement de l’épouse quand elle cède à un amant choisi par son maître. […] Supprimez […] le mariage, les notions de fidélité conjugale, l’ordre, la décence, la chasteté dans leurs aspects représentatifs, qui orientent notre vouloir et stimulent nos désirs – et l’interdit n’est jamais qu’une digue, un réservoir d’énergies – alors tout se disperse, se dégrade, s’anéantit dans une amorphie totale. […] [la suppression de l’interdit], sous les dehors d’une innovation audacieuse qui pense faire table rase de tout, ne vise qu’au chaos, à la déliquescence générale […] »[3]
Devant cette adultération réalisée qui fait tableau, Octave devient regard.
Les personnages présentés, le « théâtre de société »[4] mis en place peut se dérouler et déplier ses pièges : échanger ce qui ne peut l’être – l’inéchangeable épouse – et, face à cet impossible, redoubler l’échange – l’intensifier jusqu’à produire un rituel brownien. L’impossibilité n’est pas levée – elle tient à l’objet de l’échange qui est inéchangeable – mais densifiée comme impossibilité absolue. Le piège se referme sur Octave qui y laissera vie, démontrant, par l’absurde, que l’échange de l’inéchangeable épouse est possible mais qu’aucun sujet vivant ne peut le réaliser.
Cette loi, par laquelle notre personnage prostitue Roberte avec son consentement auprès de ses « invités » [5], est tentative de guérison. Octave est malade – gravement. Il « […] souffrait de son bonheur conjugal comme d’une maladie, certain qu’il était de s’en guérir dès qu’il l’aurait rendue contagieuse »[6]. C’est une maladie qui se guérit à se communiquer, à se transmettre à d’autres ! Si Octave se sait – et se sent – malade, il ignore ce dont il souffre. À faire éclore son mal chez l’autre, sa souffrance trouverait son expression – elle s’objectiverait par l’autre chez l’autre. Le bonheur de notre vieux professeur est énigme et cette énigme, c’est Roberte elle-même. Roberte est une énigme parce qu’elle est « équivoque »[7], présentant simultanément une caractéristique et son contraire. Elle est, à la fois, pure et souillée, fidèle et infidèle. Octave, ne pouvant se résoudre à admettre ces attributs contradictoires de l’épouse, n’aura de cesse de se demander : qui est Roberte ? Qui est-elle vraiment ? Cette équivoque est déduite d’une constatation inaugurale : « Roberte avait ce genre de beauté grave propre à dissimuler de singulières propensions à la légèreté »[8]. Ce qu’il sait : Roberte est légère, n’a pas statut d’hypothèse – c’est « la chose telle qu’elle est »[9]. C’est un « fait accompli »[10]. La position d’Octave n’est pas de démonstration – même s’il multiplie les raisonnements sophistiqués notamment en parodiant ceux de la théologie et de la scolastique médiévale. Elle est de monstration ou, mieux, de révélation du « fait accompli », celui qui ne souffre aucune contestation parce qu’il s’inscrit là où les mots ne peuvent plus dire ni démontrer. Le « fait accompli » révélé s’impose comme oracle silencieux – aucune phrase ne peut plus être articulée ou communiquée – où un geste réalise l’irrévocable. Octave, objectivement, se trompe : Roberte n’est pas une femme « émancipée »[11]. Au contraire, elle est modeste, douce, réservée et attentive à son époux. Roberte est la maîtresse de céans aux petits soins d’Octave – y compris sexuels. Octave affirme, sans contestation possible, son bonheur conjugal. Certes Roberte s’était vite rendu compte que cette équivoque interrogée était dans l’esprit de son époux, alors elle « […] s’était raidie dans une attitude d’autant plus hostile à toutes ses idées »[12]. L’opposition de Roberte ne fit rien à l’affaire : « Plus elle prenait cette attitude, plus [l’époux] […] la jugeait énigmatique »[13]. En posant ce qu’il voit et observe continuellement : la beauté de Roberte, comme « piège »[14], comme ensemble de « signes »[15] trompeurs, Octave attribue à son épouse, de fait, une « physionomie »[16] cachée, un secret dérobé, fût-ce à elle-même, qu’il n’aura de répit de traquer. Notre personnage se fera le voyeur de l’âme de sa jeune épouse – cette âme dont il reconnaît, tel est le ressort de sa maladie, qu’elle lui « échappe par maints côtés »[17]. La proximité, la vie banale de tous les jours, la même physionomie qui se montre dans le couple, ne cessent de dérober cette âme de l’épouse à la saisie – à sa contemplation sur le mode théologique de la vision de Dieu.
En plein cœur des années 50, le mariage avec sa dimension de sacré resurgit vivace et intraitable. Les personnages Octave et Roberte consentent à en tirer quelques « drôles » de conséquences.
Intervention aux 48e Journées de l’ECF, le 16 Novembre 2018
[1] Klossowski P. La Révocation de l’Édit de Nantes, éditions de Minuit, Paris, 1959, p. 37.
[2] Klossowski P., Les Lois de l’Hospitalité, Gallimard, collection « Le chemin », Paris, 1965, p. 302.
[3] Ibid., p. 304.
[4] Sous-titre choisi pour Le Souffleur.
[5] Terme choisi par Octave.
[6] Klossowski, P., Roberte, ce soir, éditions de Minuit, Paris, 1954, p. 7.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 30.
[10] Ibid.
[11]Ibid., p. 8.
[12] Ibid., p. 7.
[13] Ibid.
[14] Klossowski, P., Les Lois de l’Hospitalité, op. cit., p. 187
[15] Klossowski, P., Roberte, ce soir, op. cit., p. 80.
[16] Klossowski, P., Les Lois de l’Hospitalité, op. cit., p. 187.
[17] Ibid.