Dire quelque chose
C’était urgent, écrire le texte pour l’AMP [1]. Mais si la hâte m’est propice, l’urgence me bloque. Qu’est-ce que j’allais pouvoir dire de plus, après 3 ans de témoignages ? Quand, à Lyon, nous avions organisé en 2007 une journée sur le totalitarisme, j’avais essayé d’inviter Pierre Truche, le procureur du procès Barbie. Il avait refusé et été assez sec au téléphone. Il m’avait dit « Je ne parle que quand j’ai quelque chose à dire ! ». De cette parole exigeante il m’est resté quelque chose. Quand j’interviens, c’est pour dire quelque chose. Le paradoxe c’est que l’exigence peut faire obstacle, elle était renforcée ici par le délai court pour donner le texte. Mais répondre c’est aussi l’activité par excellence du sujet. Réponse et responsabilité ont la même racine étymologique. Alors j’ai décidé de faire ce que la psychanalyse m’a appris : j’ai fait une coupure, et une séance courte. C’est-à-dire que je suis sorti du métro deux stations avant l’arrivée, pour marcher jusqu’à mon cabinet. Finalement qu’est-ce qu’une séance ? C’est une coupure. Coupure dans le discours ordinaire, coupure dans le temps. Cette petite marche m’a permis de me décaler et de retrouver, avec le rythme de mon pas, celui de mon propre désir de parler, et de dire quelque chose. Peut-être justement de dire quelque chose de ma difficulté.
Pour dire ces petites choses dont je vous parle, il faut soutenir sa position subjective, car en soi ce ne sont que des petites choses. La position du sujet est précaire, de structure, elle a une affinité avec le détail ou le ratage. Mon grain de folie, c’est de vouloir faire entendre quelque chose de cette précarité subjective. Faire entendre quoi ? « Avez-vous quelque chose à dire ? ». Eh bien oui ! Je veux faire entendre quelque chose de ça, de cette petite différence. Il n’y aucune légitimité à ça, d’une certaine façon. C’est ainsi que je comprends le « s’autoriser de soi-même » de Lacan. Cela rappelle aussi l’auto baptême que Éric Laurent évoque dans son livre La bataille de l’autisme [2] ; à propos du cas de l’enfant que reçoit Rosine Lefort qui s’écrie « Le loup, le loup ! ». Il y a un moment donné dans la cure où on franchit cela. Où on trouve la force de son énonciation, un jaillissement créatif, c’est au plus près de notre rapport au langage. Faire la passe c’est sortir de l’autisme de la névrose où on vit avec cet Autre qu’on s’est fabriqué. Paradoxalement c’est en se séparant de l’Autre qu’on s’ouvre à l’autre. C’est de consentir à la perte, radicalement, qui permet de s’ouvrir à la différence.
Lacan dit que la psychanalyse, c’est d’aller vers sa propre différence, c’est une phrase qui a beaucoup compté pour moi. Aller vers sa propre différence, c’est se séparer de l’Autre. C’est l’énonciation d’Un-tout-seul.
Rater
Mais parler c’est aussi rater, c’est l’autre versant de la chose. Je consens à ne pas savoir, à prendre le risque de rater, et à rater. D’ailleurs ça rate à chaque fois, de structure. « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » [3] disait Beckett. Lacan assumait que ses textes étaient des ratures [4]. La précarité du sujet est moins commode que la solidité du moi qui s’affirme et qui trouve sa consistance dans la volonté et le narcissisme. La force du sujet c’est le désir, une force qui n’a besoin ni de satisfaction ni de reconnaissance pour s’exprimer.
Pour le parlêtre, il y a aussi la force du vivant, une autre façon de faire avec la vie que la mortification signifiante. Quand je suis fatigué j’aime simplement retrouver la force du vivant dans mon corps, cette force m’emplit de joie et me permet de me ressourcer. Avec la passe, le rapport au vivant s’est modifié pour moi. Avant, au fond, je ne supportais pas la vie, je ne l’aimais pas – sans le savoir. J’avais besoin de mortification pour la supporter. J’avais besoin de dominer ou d’écraser le vivant en moi. Maintenant, j’aime et je supporte la vie qui est là, je me laisse porter par elle. Cela a à voir avec la position féminine : je me laisse pénétrer par la vie, habiter par elle. Les hommes sont des femmes comme les autres, mais en général ils ne le savent pas.
Dans le métro le matin, à la station où je descends, les foules se croisent et s’interpénètrent comme des fluides de couleurs différentes qui se mélangeraient progressivement. Société liquide. Dans notre société c’est le collectif qui l’emporte. Se fondre dans l’image ou la norme. Ne pas déranger, pas de grain de sable dans les rouages, il faut que ça fonctionne. Ce n’est pas la même chose que de faire passer l’Autre avant soi comme on l’enseigne dans les sociétés traditionnelles et qui a du bon. Le but n’est pas alors d’effacer le sujet, au contraire, en accueillant l’Autre, comme dans les règles d’hospitalité, on accueille le corrélat du sujet, cette altérité en nous-mêmes.
Au fond la passe est toujours à refaire. Le chemin que je vous ai proposé aujourd’hui en témoigne : c’est passer de « parler seulement quand on a quelque chose à dire » qui cache un « tais-toi ! » surmoïque à une prise de parole créative. On peut également dire que c’est passer du « je pense donc je suis » de Descartes, pour lequel Lacan nous dit qu’il faut l’entendre comme un « je suis ce que je pense », à un « je ne sais pas ce que je suis, je suis ! ».
Alors quel est mon grain de folie ? Vous le voyez, c’est de poursuivre mon analyse. Sans analyste. Il y a après la passe et l’outre passe toujours des choses qui me travaillent. Alors j’écris des textes, qui ressemblent à des séances et je m’adresse à vous. J’espère vous avoir donné un peu de plaisir à l’écoute, ce sera mon paiement !
[1] Intervention au XIe congrès de l’AMP à Barcelone « les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », avril 2018, dans le cadre des « Grains de folies » des A.E. ponctuant la journée clinique.
[2] Laurent É, La Bataille de l’autisme. De la clinique à la politique, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2012. Édition actualisée, mars 2018.
[3] Beckett S., Cap au pire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p.8
[4]« (…) Lacan (…) nous a répondu que son texte à lui était “une rature non raturée”(…) Tout le paradoxe résidait dans le fait qu’il disait que son texte était déjà une rature. », in « Les délices de la différenciation », Entretien avec Grichka Bogdanoff par Philippe Bouret. Dans Écrire, c’est vivre. Les entretiens de Brive. Éditions Michèle 2015.