– « Vous emmerdez les autres » ! Tels sont les derniers mots de son analyste précédent.
– « C’était bizarre ; j’étais collé à cette phrase ; je viens de me décoller. En plus, ma maladie s’appelle colle-itida. »
Aucune signification à entendre, ni aucun effet de vérité par le sens que l’homophonie révèle. Nous n’entendons qu’un glissement métonymique de la langue qui permet néanmoins à ce sujet, après cinq ans de cure, de se décoller de la perplexité où il se situait suite à une interprétation de son précédent analyste.
J’ai accueilli Doros, il y a presque six ans. Il avait vingt-huit ans et il souffrait d’une maladie auto-immune qui provoquait des infections intestinales graves avec diarrhées et hémorragies. De temps à autres, il allait consulter divers spécialistes, médecin, nutritionniste, homéopathe, chiropraticien etc. Face à une aggravation de ses symptômes qui a nécessité un traitement de cortisone, l’homéopathe lui avait conseillé de faire une analyse avec moi en lui indiquant qu’il faudra se séparer de sa mère !
Doros a déjà fait une thérapie dite psychanalytique pendant trois ans. Cela s’est mal terminé suite à un conflit imaginaire avec l’analyste. « On se disputait à qui va dire la phrase la plus intelligente », m’explique-t-il. Jusqu’au jour où l’interprétation « Vous emmerdez les autres » lui a été proférée. Il l’a quitté perplexe.
Je décide de ne pas donner à sa maladie une valeur de symptôme à déchiffrer. D’une part parce qu’il y a l’indication précieuse de Lacan qui renvoie le phénomène psychosomatique à une holophrase. Et d’autre part, parce que sa maladie est déjà sur-interprétée par les spécialistes. Défense pour ne pas grandir, conséquence d’un grand stress, difficulté de séparation avec la mère, identification à son père qui a eu la même maladie quand il était jeune ; voilà quelques constructions, remplies de sens mais exposées au début de sa cure sans la moindre énonciation.
J’écoute ces élaborations sans les mettre en question ni les valider. Je demande uniquement quelques précisions. J’apprends alors les coordonnées de son roman familial. Enfant unique d’une mère dépressive, sortant très peu de la maison. Il s’agit d’une mère qui comprend tout et sait tout concernant son fils et notamment sur sa santé. Son père était indifférent et n’intervenait jamais dans son éducation. Son grand-père maternel, sévère et autoritaire lui a transmis un intérêt pour les mathématiques. Ce roman est raconté sans évoquer aucun symptôme dont Doros pourrait se plaindre. Cette situation familiale se présente comme une évidence sans qu’une névrose infantile ne puisse être démontrée.
Peu après les examens du bac et son anniversaire de ses dix-huit ans, il déclenche la première crise de sa maladie avec une hémorragie intestinale et une hospitalisation. Cependant, il arrive à faire ses études en informatique. Il trouve du travail par l’intermédiaire de son père dans l’équipe informatique de la banque où ce dernier travaille. Tout semble se dérouler sous le signe de la normalité à l’exception de sa maladie.
Dans une première période de la cure, je prends la position inverse des divers spécialistes, notamment du psychanalyste précédent et de la mère qui possédaient le savoir de ce qui lui arrivait. Je me fais docile à l’écouter au plus près de ce qu’il dit.
Il évoque souvent sa maladie avec des nombreux détails concernant l’objet anal. Depuis son enfance, il souffre d’une constipation insistante, il passe des heures aux toilettes à organiser sa journée en calculant le temps consacré à ses diverses activités. Il y fait aussi des exercices de mathématiques, ce qu’il apprécie beaucoup. Il observe avec intérêt son objet fécal. Il passe une première période de sa cure à parler, à décrire et à expliquer l’activité de la défécation et de ses productions. Il utilise le lieu des séances ainsi que l’analyste comme une autre toilette pour déposer cet objet. Un contrôle à cette période de la cure est venu nommer l’usage que le sujet faisait de son analyste. « Vous êtes sa cuvette », m’a dit le contrôleur !
Néanmoins, aucune problématique de « rétention – expulsion » n’apparaît qui pourrait faire croire à une structure obsessionnelle. C’est pourtant ce qu’a cru probablement son précédent analyste. Pour ce sujet, il ne s’agit que d’une observation et d’une comptabilisation par le chiffrage de son activité de séparation physiologique de l’objet anal sans que cela n’implique une significantisation phallique. Le discours médical et le discours psychologisant plaqué qu’il utilise tentent en vain de border une jouissance autistique localisée à cette partie du corps.
Peu après, un tournant dans la cure surgit quand il prend conscience qu’il investit d’autres choses que la maladie, et notamment le savoir informatique. « Avant j’étais malade ; maintenant, j’ai une maladie », dit-il.
Apparaît alors une ambition de gagner plus d’argent et de réussir professionnellement en dehors du cocon de la banque qui est devenu au fil des ans un huis-clos familial. Une série de rêves, sous la forme d’inconscient à ciel ouvert, le pousse à prendre un chemin à contre-courant. L’histoire de son oncle paternel, aventurier décidé qui a pris des risques professionnels importants dans sa vie et qui se sont soldés par un échec fracassant, l’attire et l’angoisse. Il opte alors pour cette identification imaginaire à l’oncle et après diverses tentatives, il se fait embaucher par une compagnie multinationale.
Du jour au lendemain, une transformation au niveau de l’image s’opère. Il arrive en séance transformé ; avec costard et mallette de marque, branché à son smartphone et autres gadgets. Il utilise de plus en plus des mots anglais et il adopte le discours des entreprises. Il s’est transformé de malade en businessman.
Quelques signifiants du discours des entreprises lui servent à comptabiliser une jouissance non significantisée. A l’aide de ce discours et des outils informatiques, Doros commence à traiter le lien social. Il fait des listes de ceux qui sont des amis et de ceux qui sont de simples connaissances grâce à un logiciel d’organisation de l’entreprise. Il arrive à apaiser considérablement son rapport aux femmes, rapport dans lequel il se sent persécuté, en faisant des catégories avec celles qui sont et celles qui ne sont pas well spending, soit les femmes pour lesquelles ça vaut la peine de dépenser – ou pas – du temps et de l’argent.
Doros réussit à entrer dans l’équipe du consulting de l’entreprise. Il est responsable aujourd’hui de donner des conseils et de trouver des solutions pour les autres à l’aide des logiciels qu’il crée lui-même. Il fait du pampering et du care comme il dit. Ces signifiants utilisés dans le monde des entreprises sont connotés par le maternage et notamment le maternage de l’objet anal ; pampers étant une marque connue de couches, a donné dans la langue grecque par métonymie son nom aux couches. Mais ces signifiants ne résonnent pas pour Doros de cette façon.
Il s’agit de S1 isolés, de S2 sans aucune signification de maternage. L’analyste se tient à ne pas supposer non plus une signification. Il s’agit de S1 qui viennent plutôt nommer son être de businessman.
Doros a été récemment muté dans un autre pays de l’Europe pour un projet important. Il n’a jamais demandé à faire des séances par skype, téléphone ou autres gadgets qui servent à la communication virtuelle. Il prend régulièrement l’avion pour venir à Athènes pour ses séances. Manifestement, l’analyste est well spending. La présence de l’analyste lui est encore indispensable pour soutenir ce nouage fragile du businessman qui le distrait du réel de son corps.