Ce titre un peu étrange m’est venu spontanément en réponse au thème de grain/graine de folie. En quoi consiste mon grain, ma graine de folie ? J’arrive en fin de mandat ; ce qui m’anime m’apparaît de plus en plus clairement au fil des séparations qu’impliquent, d’abord l’analyse, puis le travail d’AE : désidentifications, séparation d’avec le fantasme, dissolution du transfert, inexistence de l’Autre, séparation d’avec le sens commun qui fait émerger la singularité hors sens propre à chaque Un, radicalisation du non-rapport sexuel, puis séparation d’avec l’hystoire construite lors des témoignages, chute des constructions, des fictions vidées de leurs charges libidinales, enfin séparation proche d’avec la fonction d’AE, et donc d’avec l’escabeau qu’elle comporte… Analyse avec Autre, avant la passe, analyse sans d’autre Autre que le savoir analytique, après la passe.
Ainsi se dégage la fin de l’analyse dont Jacques-Alain Miller proposa en 2007 qu’elle avait « à être repensée si elle doit être située dans le registre de l’Un[1] ». Proposition qui s’inscrit en commentaire du Séminaire XXIV, dans lequel Lacan formule ces propos connus dans notre champ : « En quoi consiste ce repérage qu’est l’analyse ? Est-ce que ça ne serait pas s’identifier, s’identifier en prenant ses garanties, une espèce de distance, s’identifier à son symptôme ?[2]». Les syntagmes « en prenant ses garanties » et « une espèce de distance » sont soulignés par Miller, qui qualifie cette distance de « celle de la ‘remontée’ de l’inconscient au sinthome », sans laquelle « on ne peut rien faire ». Il s’agit aussi, dans cette espèce de distance, continue-t-il, de « savoir faire quelque chose avec son être de sinthome… le corps est dans l’affaire.[3] »
Je vais articuler ce bref repérage théorique à mon repérage analytique. Comment s’est effectuée, dans mon cas, « la remontée de l’inconscient au sinthome », l’évacuation « des scories héritées de l’Autre » ? J’ai décliné ces scories, ces fictions de l’être, à maintes reprises : j’avais l’intelligence atypique, les lectures rebelles et l’insoumission du père, j’avais le corps, le mépris des semblants, et l’identification masculine de la grand-mère, j’étais le diable, la maudite de ma mère, je tirai mon identité fantasmatique d’un « prenez et mangez-en tous » de mauvais aloi hérité par contamination de la position de martyre qui signait la jouissance maternelle.
Plus radical cependant, et qui concerne au plus haut point l’imaginaire : j’ai souvent décrit la scène inaugurale du roman familial, image avec laquelle je m’étais faite un monde.[4] C’est la scène de l’accident d’escalade de mes parents encordés, accident au cours duquel ma mère a perdu sa jambe gauche ainsi que les jumeaux dont elle était enceinte de 5 mois. J’ai aussi pu dire que cette image avait scénarisé mes enjeux pulsionnels en termes de poids et contrepoids, la corde devenant lien de vie et de mort à la fois. De même, j’ai tenté de cerner ce qu’a été pour moi cette jambe non pas en moins, mais en trop, car non négativée, multipliée même, du fait de son caractère prosthétique : ainsi, il y avait dans la maison familiale des jambes de rechange, des jambes adaptées à des activités sportives, des jambes que l’on portait sur l’épaule pour charger la voiture au moment des vacances.
Lors du rêve que j’ai intitulé de « la chute de la surmoitié », cette dernière scorie de l’Autre a cédé : dans ce rêve, je suis avec ma mère sur un rocher au-dessus du vide, je crie à ma mère de m’aider car c’est elle qui m’a mise dans cette mauvaise passe. Elle tombe et je la vois tombée, au sol, tête-bêche, rangée avec mon père déjà tombé dans la position de leurs jumeaux mort-nés. Je n’ai pas jusqu’ici vraiment souligné que cette chute de la surmoitié, en plus d’avoir désactivé l’injonction à la jouissance sans limite du surmoi féminin, a aussi entraîné ma séparation d’avec l’image avec laquelle je m´étais faite un monde. En effet les éléments du rêve sont les éléments de l’image-monde, qui choit et me sépare de cet imaginaire-là.
Quelle consistance demeure pour un parlêtre qui a poussé son analyse, cette « remontée » de l’inconscient, jusqu’à cet extrême ? Le pari de Lacan est que c’est à partir de ce point que l’accès à l’identité symptômale est possible, « en prenant ses garanties ». De fait, il n’est pas possible de nommer cette identité puisque la nommer revient à greffer à nouveau de l’Autre sur de l’Un. L’inconscient tout entier est une élucubration de savoir sur les hasards d’un vécu subjectif : « Il n’y a en fait que des hasards[5] », ponctue Miller. On peut certes nommer le hasard, cela peut servir à se passer de l’Autre – je dirai aujourd’hui que mon « nom de sinthome », celle qui est à l’arrache, m’a servi à « me séparer sans m’arracher » ; il n’en est pas pour autant le nom de ma jouissance, je ne m’y identifie pas.
Par contre, la scène inaugurale, l’image-monde, continue à avoir des effets sur le mouvement pulsionnel qui est le mien, mouvement pulsionnel qui est ce qui anime LOM, et non plus le sujet de la parole. Les modalités, le style de ce mouvement sont fonction des hasards que chaque Un rencontre.
Les hasards que j’ai rencontrés sont les suivants : je suis née d’un corps unijambiste, d’une femme pour qui le membre amputé n’était pas inscrit dans le registre du manque mais dans celui des appareillages de substitution. Jambes prosthétiques, mais aussi enfants. Elle en voulait le plus possible – je pense à l’expression de Michel Tournier, « mère innombrable ». Ma mère ne manquait de rien puisque ses enfants étaient des extensions du corps propre, lui garantissant une forme de vie éternelle de par ses objets hors-corps. Avant on aurait dit fantasme sadien, aujourd’hui on pense à Voldemort et ses Horcruxes.
Les séparations de plus en plus profondes qui marquent le cours d’une analyse, jusqu’au point même de la chute de l’image-monde, n’effacent pas l’effet de tels hasards sur une existence. Le Un, « dernière station avant le réel[6] », n’est pas le réel. Que puis-je repérer de ces effets après les opérations de réduction de la jouissance que sont analyse et passe ? Qu’est ce que je connais de mon sinthome, même si je n’en sais rien ?
Il m’importe que les autres tiennent debout, d’être là pour soutenir un désir vacillant, pallier une déstabilisation, freiner une aspiration vers la mort, ramener à la vie, réveiller les morts. Cependant je n’aime pas faire corps, ni même vraiment faire couple. J’y éprouve une certaine répugnance. Je n’aime pas que l’on ait besoin de moi, j’aime que l’on me « lâche la grappe », comme cela se dit dans ma lalangue de famille. J’aime toujours être ailleurs (ne serait-ce pas là une définition de la pulsion extraite du fantasme ?), même si j’aime revenir aux mêmes endroits. Je suis membre de plusieurs groupes, j’ai toujours travaillé dans plusieurs lieux, pays, langues et disciplines. Je n’aime pas « appartenir ».
Mon être de sinthome, c’est être membre amovible, dans sa version analysée, réduite, nettoyée tant que faire se peut des scories de l’Autre : j’aime servir au réveil du désir de l’autre, pour qu’il puisse se passer de cette fonction et se tenir debout, aiguillé et aiguillonné par son propre désir.
Quand j’avais 20 ans, je partageais souvent mes axiomes de vie, mon viatique, avec mes frère et sœurs plus jeunes : va dans le monde, aide-toi et le ciel t’aidera, mais surtout, lève-toi et marche.
[1] Miller J.-A., « En-deçà de l’inconscient », La Cause du désir no91, Paris, Navarin, 2015, p. 101.
[2] Lacan J., Le Séminaire livre XXIV, « L’insu-que-sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, inédit.
[3] Miller J.-A., op. cit., p. 103.
[4] Selon l’expression de Lacan dans « Le phénomène lacanien », Les Cahiers cliniques de Nice, juin 1998, n°1, p. 18.
[5] Miller J.-A., op. cit., p. 104.
[6] Miller J.-A., Ibid.