Intervalle-CAP est un centre d’accueil et de consultations psychanalytiques ouvert à Paris 13e uniquement le week-end. Une quinzaine de praticiens se relaient chaque samedi et dimanche pour assurer les accueils et les consultations, gratuits et ne nécessitant pas de prise de rendez-vous préalable. Intervalle-CAP est destiné à des hommes et à des femmes en situation de grande détresse psychique et pour qui les temps du week-end renforcent l’isolement.
Le cas qui va suivre rend compte de la fonction que peut avoir le dispositif si particulier d’Intervalle-CAP pour ces patients confrontés à un Autre jouisseur persécutant qui les empêche de nouer un lien social ou thérapeutique stable.
Madame A. s’adresse une première fois à Intervalle-CAP en juillet 2010 car quelque chose revient dans sa vie, une angoisse, qui concerne la relation à sa mère, dit-elle. À la fin de l’année scolaire 2011, elle décide de partir au Canada pour ses études. Elle revient à Intervalle-CAP de janvier 2012 à juillet de la même année. Ce n’est que deux ans plus tard que cette femme de quarante-deux ans s’adresse à nouveau à Intervalle-CAP car le vendredi précédent elle s’est sentie comme une pute, dit-elle.
Durant toutes ces années d’entretien avec les différents accueillants, il y a juste à suivre son dire pour se rendre compte que ce sujet est très proche de ce qui est au fondement même de la parole. En effet, notre patiente témoigne avec éloquence de cela : les signifiants que nous utilisons ne sont que les signifiants de l’Autre ; au sein même de cet ensemble, il y a une barre, un trou. Je la cite : « le langage fait obstruction de l’individu, c’est-à-dire que quand on veut faire une demande pour obtenir quelque chose, on doit passer par le langage avant que cela fasse retour sur soi ». Autre citation : « Dans le langage, des choses n’existent pas. J’emploie des mots, je me pose sur des mots mais ce que je ressens, mon mal n’est pas tout à fait ça. Les mots ne traduisent pas les mots ». Madame A. illustre aussi avec précision que le langage marque le corps du parlêtre, et surtout qu’il y produit des phénomènes. Par exemple, après que sa mère lui ait dit au téléphone de ne pas avoir d’enfants, Madame A. dit ressentir que son ventre a gonflé comme si elle était enceinte. Lors d’une autre séance, elle explique qu’elle a senti des sensations étranges au niveau de ses yeux, après qu’un homme lui ait dit « tes yeux sont mieux que l’an dernier ».
À cette trop grande proximité vis-à-vis de la vérité langagière, s’ajoute, pour ce sujet, une perplexité omniprésente vis-à-vis de la signification de l’autre qui s’adresse à elle. Madame A. évoque, à plusieurs reprises, qu’elle ne comprend pas ce que disent ou ce que veulent dire les personnes qui lui parlent. En entretien, toute interprétation sémantique de l’accueillant génère de la perplexité et donne lieu à des interrogations : « Pourquoi vous me dites ça ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? » De plus, lorsque l’on reprend certains signifiants énoncés par ce sujet, ceux-ci perdent de leur empreinte énonciative et deviennent des signifiants de l’Autre, porteurs de perplexité.
Le rapport à la parole de cette patiente nous permet de faire l’hypothèse de l’absence du Nom-du-Père. Cette absence laisserait ce sujet aux prises avec le trou dans l’Autre et l’aliénerait sans médiation symbolique à l’envahissement du monde imaginaire, de ce monde fait de transitivisme, de rivalité, d’agressivité. Face au trou du non-rapport, la machine à interpréter se met alors en route et la réponse que trouve Madame A. serait que l’Autre lui veut du mal, jouit d’elle. L’identification de la jouissance se ferait ainsi au lieu de l’Autre. Madame A. se rend principalement à Intervalle-CAP pour se plaindre que tous les petits autres qu’elle rencontre, et principalement les hommes, la manipulent, la consomment, la convoitent sexuellement, la dénigrent, etc. Elle se défend avec ardeur de leurs propositions, de leurs remarques humiliantes, pour protéger son être, dit-elle. Cette certitude délirante vis-à-vis du désir de l’Autre prendrait son origine dans sa relation à sa mère. En effet, selon Madame A., sa mère l’aurait excisée à l’âge de douze ans et lui aurait dit : « laisse passer l’homme ». Face à cet énoncé de la mère, à ce signifiant tout seul, Madame A. dit avoir compris qu’elle doit s’écraser en tant que femme, qu’elle doit céder la place aux hommes. Sa mère, affirme t-elle, aurait fait d’elle un objet sexuel. À se faire l’objet de la jouissance de l’Autre, Madame A. se retrouve en grande détresse dans le lien social et dans la rencontre amoureuse. Détresse qu’elle qualifie « de solitude effroyable, sans horizon ». À plusieurs reprises, elle manifeste son impossibilité à pouvoir dire non aux avances des hommes, et le résultat, nous précise t-elle, est que « l’on se sert de moi et on me jette ».
Venir à Intervalle-CAP chaque week-end permettrait à Madame A. de pouvoir se déloger quelque peu de cette place d’objet, de déchet qui revient inlassablement, et de mettre un peu d’ordre dans ses relations aux autres, envahies par le registre imaginaire. Depuis quelques mois, Madame A. entretient une relation amoureuse avec un homme qui semble faire exception dans la série des hommes qui la draguent, la consomment. Cet homme, qu’elle a rencontré dans un bar, est bienveillant avec elle et ne semble pas vraiment intéressé par les relations sexuelles. En se désintéressant du sexe, cet homme permettrait à notre patiente de pouvoir s’autoriser à aimer. Malgré tout, la perplexité présente au sein de son rapport à la parole, et sa position à se faire rejeter par l’autre, laissent toujours ce sujet dans une profonde détresse et dans un impossible de la rencontre amoureuse. Intervalle-CAP semble donc être un lieu qui, de par son dispositif (uniquement le week-end et roulement des accueillants), permettrait à ce sujet, lors de chaque entretien, de pouvoir faire déconsister quelque peu cet Autre jouisseur, persécutant, et de trouver diverses solutions pour faire avec le lien social et amoureux.