Dans l’ouvrage collectif De l’argent – Actes du colloque de Montpellier 2013 – c’est à l’aune du malaise de notre XXIe siècle où le discours capitaliste s’allie au discours de la science, que les auteurs – psychanalystes, économistes et professeur de littérature – analysent ce que devient ce lien de l’homme à l’argent et à la dette symbolique qui nous fonde, et fait de nous des endettés du langage.
Parcourant l’histoire de l’argent des premiers trocs aux spéculations boursières, Marc Lévy déplie le lien de l’argent avec le manque du désir et démontre que l’argent, toujours pris entre l’intime et l’économique, met en jeu un lien de confiance qui est un lien de parole. Soulignant l’importance de l’argent dans la cure, il le ramène à ce signifiant sans signification qui, dans l’inconscient, équivaut au non-rapport sexuel, à l’identité introuvable et au signifiant comme coupure. Jean-Daniel Boyer dénonce chez Adam Smith sa forme d’angélisme qui veut croire que l’argent sert « le désir humain d’améliorer son sort »[1]. Le désir d’enrichissement, de respect, d’ascension sociale et « l’amour des systèmes et des arrangements ordonnés »[2] réussiraient à sécuriser l’homme contre tout manque. Prenant imaginairement la nature comme modèle divin, A. Smith prête à l’homme un désir sublimatoire sans ombre : par le travail, la production, l’épargne, l’homme réussirait à gagner tout à fait son bonheur. Mais A. Smith, souligne J.-D. Boyer, bute sur la jouissance imaginaire qui, exigeant toujours plus de satisfaction, aliène toujours plus l’homme à préférer la bourse à la vie. Dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Michel Gardaz relève son rapport paradoxal à l’argent. Si dans La Nouvelle Héloïse celui-ci célèbre la jouissance de l’instant de « la belle âme », qui valorise le troc et l’économie autarcique, c’est dans Les Confessions qu’il avoue sa honte d’être lui-même ce « vaurien »[3] qui jouit de l’argent et de ses produits en les volant. Si pour J.-J. Rousseau, l’argent « ne fait pas le bonheur »[4], c’est parce qu’il rompt l’idéal narcissique auquel il tient : « se suffire à soi-même […] comme Dieu »[5]. Ainsi, la jouissance auto-érotique du Moi révèle-t-elle, chez lui, un refus de l’Autre dont l’argent est un signifiant. Agnès Aflalo nous rappelle que dans son tout dernier enseignement, Jacques Lacan définit l’inconscient comme un inconscient capitaliste : « il travaille uniquement pour la production de la jouissance »[6]. Si l’inconscient-maître du premier enseignement de J. Lacan détermine la castration et le désir, l’inconscient en tant qu’il est sans maître est un Surmoi pousse-à-jouir. « Or le Surmoi est la racine du malaise (symptôme) dans la civilisation. » rappelle A. Aflalo. Le discours capitaliste cherche à vaincre la fonction du maître qui est de limiter la jouissance, et à refouler et à rejeter toutes les différentes incarnations du maître. Cette atteinte du signifiant-maître capable de symboliser le désir modifie la jouissance dans le sens de la production illimitée de la plus-value de Marx, que J. Lacan fait équivaloir à l’objet (a). Lorsque la limite de la castration fait défaut, la jouissance de l’objet (a) est toujours plus recherchée, et devient addictive. « C’est toujours la prochaine cigarette qui sera la bonne. »[7] Dès lors, cette « dépense improductive »[8] dont notre XXIe siècle capitaliste a à s’affranchir « ne concerne plus l’être divin mais celui, profane, de l’ouvrier »[9].
L’argent compose l’imaginaire d’un infini de la satisfaction et l’invisibilité de son accumulation. Sa dématérialisation toujours plus poussée aujourd’hui le rend atopique et, dans le même temps, toujours plus protéiforme sa virtualité. Au fond, le crédit n’était-il pas la première monnaie virtuelle, déplacement d’une dette impossible à payer : la dette de vie ? (B. Maris) Ce qui donnerait à l’argent ce statut de signifiant sans signification (A. Ménard). Cette dette de vie qui est aussi source d’une culpabilité sans fond (B. Maris). Quelle autre option alors, pour le sujet subjugué lui-même, que d’aller chercher la jouissance absolue dans le suicide (B. Maris), aux prises qu’il est avec cet objet toujours plus menaçant ? À savoir, ce réel de l’insatisfaction structurale qu’il s’est mis à fuir et qui finit par le persécuter, lui, délesté dans le même temps du rapport à l’amour et confronté à la dépression de son désir ?
L’argent, voilant la division du sujet (A. Ménard), est un puissant agrégateur de foule. Dans le même temps où il permet la convergence mimétique des désirs (L. Duchêne et P. Zaoui), il opère un ravissement d’ordre hypnotique sur le sujet. Établissant la commensurabilité d’éléments les plus hétéroclites comme marchandises, il instaure la hantise (L. Fix), sinon l’angoisse de la finitude. L’argent cristallise ainsi fantasmatiquement les objets les plus nuls, les plus absurdes, les plus rationnellement aberrants, qui se substituent les uns aux autres tout en disqualifiant ce qui est le plus valeureux chez l’homme, et qui sourd d’une division subjective qu’il abhorre. Et que J. Lacan, lui, appelait authenticité.
[1] Boyer J.-D., « Adam Smith : Argent, désir d’argent et désir d’améliorer son sort », De l’argent, 2013, Éd. L’œil du Souffleur, 2014, p. 27.
[2] Ibid. p. 30.
[3] Gardaz M., « L’argent comme embarras : le discours de Jean-Jacques Rousseau », De l’argent, op. cit., p. 42.
[4] Ibid, p. 49.
[5] Ibid, p. 52-53.
[6] Aflalo A., « Les valeurs de l’argent », De l’argent, op. cit., p. 77.
[7] Ibid, p. 77.
[8] Ibid, p. 81.
[9] Ibid, p. 81.