Du 11 au 16 juin dernier le groupe Zadig de Nantes a organisé une Semaine Lacan avec l’aide de l’ACF, d’Uforca et du CPCT. Sous le titre « L’inconscient c’est la politique » nos collègues et amis ont débattu avec des représentants de l’opinion éclairée de certaine questions brûlantes du moment. Lacan n’a jamais été aussi actuel.
Une petite foule se presse… vers Lacan. Nous sommes en juin 2018.
Cette Journée ensoleillée clôture la Semaine Lacan [1]. Une semaine durant, chaque jour, chaque soir, Lacan qui se lit au présent, Lacan qui nous arme pour y voir clair dans les lames de fond qui emportent nos sociétés, qui nous emportent. Cette création de nos collègues à Nantes, dans la mouvance Zadig, témoigne de l’écho actuel, des résonances vives que le seul nom de Lacan peut rencontrer. Inouï !
Vous dire simplement que j’en suis repartie contente ne serait pas à la hauteur de la satisfaction éprouvée devant une réalisation réussie : la préparation et l’évènement lui-même étaient forts, intenses. Alors s’agissait-il de l’affect dont parle Lacan dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » [2], la joie qui prouve qu’on y est ? Avons-nous été suffisamment vaillants à tenir la position analytique, pour parler dans ses termes ?
Je veux seulement témoigner de l’impression déterminée que m’a laissé l’intervention de Muriel, policière au Bureau d’aide aux victimes.
Muriel nous a parlé de sa rencontre marquante avec une femme venue d’une contrée très lointaine. Lorsque cette femme s’est présentée à elle, elle était à mille lieux de l’intention de porter plainte contre celui qui la violentait, et avait tout juste l’idée de s’en plaindre tant la stupeur l’absorbait. Ce fut un long chemin de venir jusqu’à ce bureau d’un commissariat de police. Le chemin est toujours long et semé d’embûches quand on est fugitif. Est-on assez averti de cela dans la clinique – pour nous parler, il faut d’abord qu’un sujet déplace son corps et vienne jusqu’à nous ? Muriel en a pris toute la mesure au long de onze années d’expérience.
Elle nous dit la cause intime qui l’a conduite à demander son affectation dans ce service où l’on recueille les plaintes. Elle nous parle de ce travail qui l’oblige, travail aussi nécessaire que minutieux de mise en forme de la plainte. Elle n’est en rien une technicienne de la procédure.
Elle nous dit ses doutes, ses questions dont elle ne se débarrasse aucunement. Elle nous fait part notamment de son étonnement devant la brutalité dont cette femme a été l’objet, brutalité et violences dont elle n’aurait jamais soupçonné qu’elles puissent avoir lieu en France. En fait d’histoire africaine, Muriel nous parle de ce qui nous concerne ici et maintenant, de ce qui la concerne : la rencontre avec une misogynie sans nom, au-delà du racisme. La misogynie comme vérité du racisme.
Elle avance tranquillement que dans certains cas, elle sait qu’elle ne pourra rien faire.
Dans cette perspective, elle prend le risque de la parole et observe délicatement jusqu’où il mène. Elle est attentive aux mots, aux phrases, à la façon de parler de l’autre. Se concentrer sur tout cela, c’est l’action. Tout est sérieux dans cette affaire, l’histoire d’une telle, sa personne, mais le plus important c’est le langage.
Comme le fait remarquer Irving, à propos des grands romans qui ont marqué nos vies, ce ne sont pas les personnages qui importent, ce n’est pas Emma Bovary qui somme toute est une femme ordinaire, ni Charles, mais la façon dont Flaubert en parle.
Cela répond chez Muriel à un goût, une inclination pour prendre la dimension de l’autre et lui permettre de s’avancer, sans l’assigner à un destin. Elle le dit clairement : jamais elle ne donne d’orientation stricte et elle laisse le soin de choisir la décision qui convient le mieux à celui ou celle qui est venu lui parler. Elle fait entendre ainsi le point d’appui que constitue la confiance, le transfert, qui seuls peuvent lui donner une autorité authentique.
Au vu du pathétique en jeu dans le huit clos de ce bureau d’aide aux victimes, il s’agissait pour Muriel comme pour nous, de se détacher de soi afin de trouver la forme la plus juste, le récit le plus structurel, pour dire ce qui était arrivé, comme pour rendre cette expérience indélébile. À travers le récit, forcément fictif, une rencontre est possible qui perfore réellement le discours ambiant. Le discours dominant voudrait réduire la parole à la communication, et les pratiques humaines à la stricte comptabilité, au comput. Mais ici comme ailleurs, il s’avère que le discours, c’est du semblant.
C’est à ne pas l’oublier, qu’une orientation se dessine pour l’action lacanienne. Les occasions ne manqueront pas de se retrouver avec d’autres que nous-mêmes pour contribuer à la construction d’une opinion éclairée ou d’un mouvement d’engagement. Nous ne sommes pas les seuls. C’est à mes yeux la leçon de cette journée.
[1] Semaine Lacan à Nantes organisée conjointement par le Bureau de l’ACF-VLB, la Section clinique et le CPCT.
[2] Lacan J., « Allocutions sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001