Un « grain de folie » peut bien être le reste sinthomatique que constitue un événement de corps, événement de corps venant nommer un réel qui jusqu’alors ne s’est laissé dialectiser dans la cure par aucune interprétation, ni recouvrir par aucun signifiant. Il pourrait sembler paradoxal de terminer une analyse avec un événement pouvant prendre le corps de façon aussi massive que le vertige, quoiqu’il reste ponctuel et très discret. Un élément réel se laisse cerner dans ce reste sinthomatique. Réduit à ce reste j’ai pu reconnaître en lui mon identité sinthomale1, laquelle vient nommer ce qui est resté comme solde de l’abandon de l’Autre et des scories de son discours – comme le dit joliment J.-A. Miller dans « Le Tout dernier Lacan »2. Mais cette identité sinthomale, qui prend consistance à la fin d’une analyse, vient-elle constituer une identité nouvelle pour le sujet ? L’analyse pourrait-elle ainsi promouvoir de nouvelles identités, au-delà des identifications s’appuyant encore sur l’Autre et que l’analyse réussit à défaire? Nous, les analystes, viendrions-nous apporter à la nouvelle guerre des revendications identitaires notre petite pierre : l’identité produite dans l’analyse ?
Ce qui était déjà présent sous forme de nausées et de migraines dues au travail forcé de la pensée, ainsi que cette tendance à la perte d’équilibre produite par l’angoisse dans certaines zones de turbulence, se trouve maintenant réduit à l’événement de corps que constitue le vertige. Celui-ci a progressivement pris corps au long de l’analyse, de façon concomitante avec l’abandon progressif des identifications, et avec le repérage des signifiants qui structuraient ces identifications. Accroché à l’Autre, ma position phallique trouvait sa réassurance dans l’être quelqu’un d’exception, parce que « j’étais né dans la lutte contre la mort » comme il m’a été dit au moment où se révéla pour moi le « traumatisme de la naissance », et à partir de là, dans l’être « un phallus un peu idiot ». Une fois reconnu le plus de jouir que je récupérais dans cette position, sollicitant le regard de l’Autre auquel j’étais suspendu, et j’étais suspendu à ce que je croyais être mon savoir, le circuit même montra sa face insensée, en révélant le caractère menteur de la vérité, soit de croire que je savais. Ce que depuis toujours je savais, à savoir que je cherchais à me faire reconnaître par le regard de l’Autre, ne pouvait être circonscrit tant que je me heurtais à la dimension de demande de ce regard. Et d’autant que cette demande véhiculait une dimension pulsionnelle, dont je me défendais au moyen d’une parole souvent vide. L’analyse a opéré une réduction sensible de jouissance, en me permettant de cerner ce circuit, en me trouvant amusé au final par ce dénouement imprévu de mon analyse, avec le vertige comme solde final de cette opération. « L’événement imprévu » dont j’attendais qu’il dés-enchaîne la fin de l’analyse fut la reconnaissance du vertige comme reste sinthomatique venant sceller l’abandon définitif de l’Autre. L’Un, que l’écho dans le corps des dires de l’Autre avait marqué, se trouva ainsi isolé et reconnu : j’arrivais à la fin du parcours.
Lacan nous dit que l’analyse consiste en un « repérage » et, lors de la première séance du Séminaire « l’Insu », se demandant en quoi il consiste, il avance cette réponse : « Est-ce que ce serait, ou non, s’identifier, tout en prenant ses garanties d’une espèce de distance, à son symptôme? »3. Jacques-Alain Miller commente dans « Le tout dernier Lacan »4 ce passage, montrant que les garanties en question ne peuvent être prises de l’Autre, dont on se sépare, et qu’elles sont bien plutôt à considérer du côté du sens joui ; quant à la distance en question, elle est celle qui permet de passer de l’inconscient au sinthome. Si avant l’analyse le corps manifestait des symptômes qui tournaient en rond jusqu’au vertige, à la chute ou à la nausée, la distance que celle-ci permit d’établir entre le chiffrage de l’inconscient et la dimension de l’irréductible d’une jouissance isolée sous la forme du vertige condensa la position de l’Hilflosigkeit fondamentale dans laquelle je me tenais désormais, en abandonnant l’Autre. L’identité sinthomale dont il est question suppose la reconnaissance de ce reste comme noyau ultime auquel porte l’analyse : le plus singulier que puisse avoir un être parlant, et à ce niveau le plus opposé également à pouvoir établir une ségrégation où certaines identifications se trouvent privilégiées sur d’autres. Il y a lieu aussi d’accentuer un point fondamental aujourd’hui : elle constitue une singularité authentique à opposer à toute pseudo singularité basée sur le Moi, sur la personne, sur l’appartenance à une communauté de jouissance courante (les queers…) ou encore, dans la toute dernière invention faite par les technosciences dans leur domaine, parce que « sans conscience », progression : la singularité algorithmique !
Nous trouvons à partir de là une répartition permettant d’ordonner, du côté de l’Autre, ses dires qui se condensent en signifiants présents dans les symptômes du sujet et dans ses identifications (« l’idiot » et dans mon cas « l’exception »). Et du côté de l’Un de la jouissance autiste, le sinthome que le vertige échoue à nommer, parce que la solution sinthomatique dépasse en vérité cet événement de corps. L’identité que le sinthome conduit à reconnaître n’est pas celle qui permettrait de s’identifier à lui, en un mouvement aliénant du parlêtre, mais elle est bien plutôt ce qu’il advient de l’un, une fois réduites les fictions et les vérités avec lesquelles il s’était embrouillé.
Je reconnais en elle une ténacité, un « ne pas lâcher », « ne pas reculer » qui sont les restes sinthomatiques de la ténacité qui me liait à l’Autre, dont je ne voulais pas lâcher la main. Désormais il s’agit de me soutenir d’un équilibre plus ou moins stable, mais décidé, dans lequel faire exister la psychanalyse est devenu l’un des éléments permettant de m’accrocher maintenant d’une autre façon, c’est-à-dire à partir d’un choix, à l’Autre de l’École et de la civilisation. Je ne lutte plus contre la mort, phrase insensée qu’alimentait un Surmoi qui dans l’ignorance de toute cause me maintenait accroché à l’Autre, je lutte pour que la psychanalyse existe, à partir de ce trait de ténacité qui ne me permet pas de baisser la garde. Avoir reconnu ce trait, pour avoir situé le circuit de la pulsion par l’analyse, m’a permis d’écouter d’une autre façon et des diriger les cures avec cette autre boussole : pouvoir conduire d’autres jusqu’à ce point, dans lequel on peut reconnaître pour un sujet le plus réel, au-delà des embrouilles de la parole.
Lorsque j’avais dix ans, j’ai écrit dans une rédaction à l’école primaire que je voulais être comme tout le monde, « marcher comme tout le monde ». Évidemment puisque je me sentais différent, exceptionnel, et que je croyais avoir une façon idéale de progresser. Il y avait à situer le « grain de folie » qui m’habitait, une fois largué l’Autre et ses scories, ayant parcouru en analyse les « tours de la parole » : le vertige comme événement de corps vient à marquer que l’on peut aussi marcher sur la tête, à l’envers, autre façon de nommer ce « grain de folie » et celui qui marche sur la tête, comme le dit le génial Paul Celan, « a le ciel pour abîme »5. Quelquefois, ça donne un peu le vertige…
1 Miller J.-A., « En-deçà de l’inconscient », La Cause du désir, n° 91, Paris, Navarin, p. 103.
2 Ibid., p. 101.
3 Lacan, J., Le Séminaire, livre XXIV, «« L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre »,», leçon de novembre 1976, Ornicar ?, n° 12-13, Paris, Navarin, p.6.
4 Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 mars 2007, inédit.
5 Celan, P., « Le méridien », Le Méridien et autres proses, Seuil, Paris, 2002, p 72.