Plongées dans ladite « Cité », les institutions de la FIPA rencontrent la demande essentiellement sous la forme surmoïque de la demande sociale : un pousse-à-la-norme, une exigence de correspondre à tel ou tel idéal, proférés soit par la sujet, soit par son Autre[1]. La concrétude pleine de sens de cette demande corrélée au besoin est écrasante par rapport au désir en tant qu’il dépend de l’existence d’une case vide. Le psychanalyste n’a pas d’autres choix que de passer par ce que le sujet lui adresse, mais pour qu’une demande sociale devienne analytique, celle-ci doit être subvertie, trouée, aérée. Il s’agit donc pour l’analyste d’introduire dans la demande quelque chose qui lui est étranger et qui la rend non-homogène : énigme, poésie, plaisir de découvrir sa lalangue, aperçu d’une jouissance jusque-là méconnue.
Cette logique a son pendant dans la politique la plus actuelle. En France, le nouveau Conseil scientifique de l’Éducation nationale mis en place en janvier dernier compte faire bénéficier les enfants des progrès de la recherche dans le domaine des neurosciences, et notamment l’imagerie cérébrale. On imagine le grand avantage que recèle la possibilité de repérer par cette imagerie à quel moment l’enfant décroche du cours, se déconcentre et pense à autre chose. Cela permettra d’intervenir tout de suite auprès de lui afin de le rappeler à l’ordre. On suppose que cette imagerie ne permet pas encore de savoir si l’enfant décroche parce qu’il entend des voix, parce qu’il a mal quelque part, ou parce qu’il est captivé par ses fantasmes. Mais sans doute cela adviendra.
Si cette intrusion des neurosciences dans le champ de la pédagogie est accompagnée à l’occasion d’une prise en grippe plus ou moins explicite de la psychanalyse, elle vise notamment à déloger l’art de l’éducation pour y mettre cette idéologie scientiste. Lors de la Journée de la FIPA du 17 mars, « la méchanceté de toute position pédagogique »[2] évoquée par Lacan dans Le Séminaire X a été rappelée. À présent, il semblerait qu’il s’agit de substituer cette méchanceté par le froid glacial de l’œil neuro-cognitiviste.
Jacques-Alain Miller, dans un texte publié tout récemment dans La Cause du Désir[3], nous éclaire sur l’exclusion mutuelle entre la psychanalyse et la psychologie neurocognitive, la situant dans une tension entre demande et désir. Il évoque l’homme dernier de la prophétie de Zarathoustra sur le malaise de notre temps. L’ère de cette dernière figure de l’humanité est « le temps du non-désir, pour autant que le désir est toujours dépendant d’un élément qui n’est pas homogène, tandis que la demande a essentiellement partie liée avec la quantité »[4].
La procédure de cette application absolue des neurosciences à la réalité humaine ressemble à celle d’un magicien qui met un lapin dans un chapeau pour ensuite le ressortir en le présentant comme une grande surprise, voire une découverte. On décrète que la réalité humaine est réduite à un cerveau, que le cerveau est une machine à traiter de l’information, qu’il n’y a rien au-delà de ce réel de la machine. Du coup, comme les composantes de cette machine peuvent être imagées et mesurées – le taux de tel ou tel neurotransmetteur par exemple –, toutes les qualités humaines deviennent homogènes et quantifiables. On peut alors les compter en faisant fi de leur essence : « 1 + 1 + 1 » viendront à la place de « désir, amour et jouissance ». Ce moment où s’installe l’axiome neuro-scientiste que Jacques-Alain Miller désigne comme l’inférence, est sans doute le moment délicat des neurosciences. Car une fois que cet axiome est forcé dans le discours, tout devient mesurable : l’amour (baisse du taux de sérotonine), la tendance politique, les fantasmes etc.
Cet axiome produit par un tour de magie glisse facilement dans l’opinion non-éclairée. Jacques-Alain Miller souligne la volonté massive de maîtrise et d’égalité sous-jacente à cette procédure. Dans ce monde homogène du tout-quantifiable, désir et jouissance peuvent être totalement absorbés, non pas dans le signifiant mais dans le chiffre en tant que dénudé de sens. Cette adoration du « chiffre comme garantie de l’être »[5] reflète une nouvelle conception religieuse du monde, aussi forte que celle des religions de nos pères. Cette nouvelle religion est en train de vaincre. Nous constatons, en France comme en Belgique, que cette idéologie avale tout. Elle est partout, à commencer par l’administration et les politiques, en passant par les professionnels de la santé, pour finir chez le tout-venant.
À dénoncer ce mouvement de civilisation, et Dieu sait que nous ne nous en sommes pas privés, rien ne change. Par contre, nous pouvons faire confiance au réel, c’est-à-dire au fait que la jouissance ne peut pas être éradiquée. L’homogénéité n’aura jamais raison sur l’incomparable des jouissances. Les symptômes contemporains qui se renouvellent et se mettent à jour sans cesse sont les signes d’autant de révoltes du sujet de l’inconscient qui refuse de se mettre au pas de cet Autre qui ravale tout. Là est la pertinence actuelle des institutions de la FIPA : lieux qui accueillent ceux qui chutent de cet Autre de la maîtrise pour leur dire que faire de la poésie n’est pas pécher.
[1] Ce texte est l’intervention de clôture de la journée FIPA du 17 mars 2018 : Paradoxes de la demande
[2] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 332.
[3] Miller, J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du Désir, n°98, Paris, Navarin, 2018.
[4] Ibid., p. 119.
[5] Ibid., p. 117.