Depuis de nombreuses années, le « vivre ensemble » est un véritable mot d’ordre contemporain qui insiste sur la nécessaire ouverture à « tous et à toutes » comme fondement de la vie démocratique. Pour être heureux au XXIe siècle, il faut avoir un boulot, trouver l’amour, fonder une famille, avoir des amis, s’entendre avec ses voisins… Bref s’ouvrir aux autres, s’épanouir, pour réussir sa vie. Les idéaux sociétaux qui découlent du « vivre ensemble » peuvent peser lourd et plus particulièrement pour des sujets dont la souffrance résonne avec leur difficulté à s’inscrire dans le monde. Car, finalement, lorsque Freud évoquait le « malaise dans la civilisation », il notait que ce qui fait souffrir chacun, c’est, entre autres, le lien social.
Pour la psychanalyse, « vivre à plusieurs », c’est s’aviser qu’il n’y a pas qu’une seule façon de trouver sa place dans le monde, de vivre avec les autres. Mais qui sont ces autres ? L’autre c’est d’abord autrui, le différent, ce qui m’est étranger, un moi qui n’est pas moi et qui se prétend toutefois mon alter ego, mon semblable. L’autre est donc inséparable de notre subjectivité.
D’autre part, un homme peut être convoqué en tant que mari, fils, père, professionnel, voisin… Une femme en tant que mère, fille, collègue, amie, etc. De multiples facettes se côtoient en chacun de nous. Mais comment répondre de ces multiples places ? Comment s’y prendre pour tout conjuguer, sans en éprouver une dissociation trop profonde ?
De plus, « vivre à plusieurs » c’est s’apercevoir qu’on n’est pas qu’un avec les autres mais qu’on est plusieurs à l’intérieur de soi-même. L’autre c’est cette part en nous, cette étrangeté qui recèle en elle-même le plus proche et le plus inattendu. Jacques Lacan nous renvoie à l’Autre, avec un grand A, tour à tour l’inconscient, le corps, le langage… tout ce qui nous échappe et nous détermine à notre insu.
C’est cela qui oriente le travail au CPCT où les personnes reçues ont la possibilité de décliner autrement ce lien qui les fait souffrir, pour repérer quelque chose de leur position, et parfois s’en décaler un peu, à partir de leur propre solution, de leur style.
Par exemple cet adolescent que j’ai reçu pour un traitement au CPCT Rive Droite : Gabriel, dix-neuf ans, évoque une solitude écrasante et une impossibilité à faire avec les autres. Alors, il choisit de rester seul, passant ses journées et ses nuits branché sur les jeux vidéo qui lui permettent, dit-il, de « relâcher la pression accumulée ».
Pour autant, son isolement ne lui convient pas, et il vient chercher au CPCT une façon de faire avec ces autres qui le déroutent. L’Autre pour Gabriel c’est aussi le lycée, lequel, excédé par ses innombrables retards, le menace d’exclusion. Le « vivre ensemble » scolaire est menacé et Gabriel passe pour un élève indiscipliné, réfractaire voire rebelle. On entend tout le malentendu lorsque Gabriel explique ne pas savoir « quel est le fondement de “ses retards” » et sa profonde difficulté à faire avec les codes sociaux, absolument énigmatiques pour lui. Il indique que ce qu’il apprécie précisément dans les jeux vidéo, ce sont les jeux de rôle dans lesquels le héros qu’il incarne poursuit une quête avec un but précis à atteindre, en suivant les indications délivrées au fur et à mesure du jeu. Ce cadre du jeu lui convient parfaitement : il a alors affaire à un monde réglé, sans ambiguïtés. Au lycée et dans la vie, aucune indication de ce genre…
Le jour où il arrive en retard au CPCT, je lui propose d’arriver en avance la prochaine fois. Ce qu’il appliquera au pied de la lettre pour chaque séance suivante, ainsi qu’au lycée. « Maintenant que vous m’avez dit d’arriver en avance, je serai toujours en avance de cinq minutes ». Gabriel trouve ses solutions au fur et à mesure, il élabore en séance des trouvailles et les met en application. Par exemple : « J’ai du mal à prendre soin de moi », avance-t-il. « J’ai une odeur de pieds assez forte […] que mes camarades de chambre ont du mal à supporter. Je leur ai dit : si vous n’êtes pas contents, vous n’avez qu’à me dire d’aller prendre une douche ». C’est ce qu’ils font maintenant et cela permet à Gabriel de savoir quoi faire, quand se diriger vers la salle de bain.
Cependant, Gabriel avoue qu’une fois qu’on lui a demandé d’aller se doucher, il ne sait pas vraiment quoi faire dans la salle de bain. Car comment s’y prendre ? Le temps qu’il doit rester n’est pas spécifié dans cette demande. Et s’il chronométrait le temps qu’il passe à se laver chaque partie du corps ? L’aspect physique de Gabriel s’améliore sensiblement après cette séance.
Ainsi, son parcours au CPCT permet à Gabriel d’éviter une exclusion imminente de son lycée et de mettre au travail la question de sa solitude, radicale quand il vient consulter. Avec l’appui du transfert, il tente d’inventer un lien social à sa mesure, à partir d’un petit dispositif qu’il construit en séances, en s’appuyant sur mes propositions comme autant de points d’appui pour y faire avec l’énigme que représentent pour lui les autres et le monde.
Si on se réfère au DSM 5, référence contemporaine en terme de critères diagnostiques et de références statistiques, on remarque qu’il n’y a pas de maladies de l’être et de la personne, mais plutôt des maladies des relations. Il s’agit d’un monde où, finalement, chacun fait sa petite société. Le problème, c’est comment se connecter aux autres ? On l’entend notamment à partir de ce que véhiculent les réseaux sociaux : « Dis-moi quel est ton profil, combien as-tu d’amis, et je te dirais qui tu es ». Pour Gabriel, c’est très clair, son lien social est le reflet de son compte Facebook : plus il a d’amis qui « like » ses « soluces » de jeux, plus il a l’impression de gagner en popularité et de développer sa « compatibilité » avec d’autres êtres sociaux. Mais derrière l’écran, il y a un sujet profondément désarrimé de l’Autre… C’est cette part qu’accueille et traite la psychanalyse.
Si à sa création, en 2007, le CPCT Aquitaine se conjuguait au singulier avec le CPCT Rive Droite à Cenon, il est aujourd’hui pluriel avec le CPCT Lien Social, le CLAP et désormais une annexe du CPCT Rive Droite : le CPCT Libourne. Le CPCT Aquitaine fonctionne donc à plusieurs : dans les villes, grâce au soutien des maires et de différentes instances ; par sa gestion interne ; ses intervenants bénévoles et aussi le travail d’élaboration et de formation au sein des groupes cliniques. Une véritable « élaboration à plusieurs » ! C’est sur cette pluralité que les intervenants s’appuient pour transmettre ce qui opère dans un traitement au CPCT. Nous en entendrons quelques exemples au cours de cette journée.