La « violence » est devenue un signifiant très actuel, qui traverse les différentes sphères de notre société [1]. Il fait partie du langage concret qui circule dans la cité, l’école est un des premiers lieux où les enfants font l’expérience du langage comme lien social. Cette violence concerne ceux qui l’exercent et ceux qui la reçoivent, à y regarder de plus près les deux trouvent à se confondre. L’école est un espace où peut se révéler cette logique. Face aux actes agressifs de l’enfant, l’école est en peine pour en saisir les coordonnées. Le temps de voir l’emporte souvent sur le temps pour comprendre, les acteurs de l’école sont rattrapés par les exigences modernes qui imposent un rythme souvent éloigné de la temporalité de l’enfant. Pour Félix il s’agit d’être attentif à cette temporalité, passer d’une activité à l’autre ne peut se faire sans un recours à des transitions, de petits écarts, qui puissent lui rendre la maîtrise de ce qui se déroule autour de lui. Une maîtrise qui peut s’interpréter du côté de la toute-puissance, mais pour cet enfant de 5 ans qui est dans une précarité imaginaire, passer d’une scène à une autre réclame quelques aménagements ; ses « tergiversations », ses « tourne autour du pot » sont autant de solutions pour approcher les ruptures. Dans le mouvement d’une classe ceci n’est pas toujours repérable et provoque des crises de violence. Félix jette les objets, détruit les réalisations des autres et devient agressif.
La récréation loin d’être un terrain de jeu et de socialisation est plutôt pour Félix un grand champ de bataille. Le documentaire de Claire Simon «Récréation » tourné pendant plusieurs mois dans une cour de maternelle, nous dévoile un univers passionnel et pulsionnel chez des enfants de 4 ou 5 ans. On y voit se déployer des scènes de prise de pouvoir, de soumission, de contraintes.
Hélène Girard et Christine Maugin [2] commentant ce documentaire remarquaient que de petites et grandes tragédies se jouent dans les cours de maternelles : « Les enfants sont habités d’agressivité et de violences envers les autres ». Une violence qui serait ordinaire et inhérente au développement de l’enfant qui est le ressort commun de la pulsion de mort, à l’œuvre chez tout parlêtre. La récréation c’est le lieu où les corps se déplacent à vive allure, les mots, les cris fusent de partout. Des fictions se déplient et c’est à chacun de trouver à s’y loger. Mais encore faut-il que l’enfant puisse avoir accès à la dimension ludique, au « on dirait que… ». Jacques-Alain Miller nous dit que « la fiction, est une production marquée au coin du semblant » [3]. Récemment une mère me racontait une scène où son fils « jouant » à faire le chien avec un autre, se jette sur lui et le tabasse violemment : ici pas de fiction, mais un réel qui saute à la gorge.
Dans cet espace non régulé de la récréation, où il faut faire l’expérience de l’autre, du faire-semblant , de la rivalité, Félix ne peut que s’accrocher à un objet : le tricycle, qu’il ne peut pas partager, impossibilité pour lui d’inscrire cet objet dans un circuit avec l’autre, car pour Félix : laisser l’objet équivaut à être nu dans la cour, au point où il lui arrive des accidents ne pouvant pas le lâcher pour aller aux toilettes. Ce qui se dit à propos de cette petite solution qu’il s’est trouvée : c’est « qu’il s’accapare les objets au détriment des autres ». Certains enfants n’ayant pas l’arrimage symbolique vivent ces moments avec une grande violence et les effets sont souvent immédiats, les coups, les insultes, les tentatives pour s’extraire, s’échapper – Félix escalade le portail, se mettant en danger. Ces éclats pulsionnels provoquent un état de souffrance que les signifiants ne peuvent juguler, parfois certains enfants retournent cette violence sur leur propre corps.
Ces débordements qui s’expriment, sont entendus du côté d’un trouble du comportement, doit-on les concevoir plutôt du côté d’un symptôme vociférant un : « ça ne va pas » qui ne peut se dire. Quelles réponses donner à ces manifestations déroutantes pour l’école ? Elles arrivent souvent sous la forme du contrat, pour Félix c’est la tenue d’un cahier journalier où s’inscrivent des points rouges ou verts venant faire état de son comportement. Chaque sortie d’école s’accompagne d’un verdict ; que la mère peut lire sur le visage de son fils, il est là, épinglé sous le signifiant : « violent », « pas sage », dont il devra à nouveau se justifier à la maison. Le lieu de l’école et l’espace familial se confondent, la violence faite à son fils frappe la mère qui la retourne contre Félix. Ce cahier provoque un déchaînement de colère, de menaces ; les parents s’en trouvent directement affectés. Félix devient ce point, cette tâche ; la violence des signifiants est à l’œuvre quand ils assignent le sujet à une place. Alors que par ailleurs c’est un enfant qui n’a aucune difficulté dans les apprentissages, qui est très sensible à la matière scolaire et qui commence à s’attacher aux mots qu’il rencontre dans l’exercice de la lecture. Dans la classe, la présence, la voix de l’enseignante et le savoir forme une sorte d’enveloppe contenante, à partir de laquelle il peut s’orienter.
Lacan dans le Séminaire La relation d’objet parle de « besoin d’appui, qui ne demande qu’à s’ouvrir du côté d’une relation de dépendance » [4]. On saisit là, l’importance de s’aliéner à l’autre pour apprendre.
Comment l’école peut-elle offrir un bord au « sans parole » de la pulsion autrement que par la voix de l’autorité, de la punition ou de signifiants qui viennent marquer l’enfant ? Produire une opération qui fasse entrevoir la souffrance de ne pas être raccordé au monde de l’autre. La question de l’autorité montre sa complexité, comment poser un non et à la fois accueillir le sujet dans sa particularité ? Un non qui puisse se décaler des normes, des règles, du pour tous pareil. J.-A. Miller lors de son intervention aux journées de l’Institut de l’enfant avançait : « Il faut faire sa place à une violence infantile comme mode de jouir, même quand c’est un message, ce qui veut dire ; ne pas s’y attaquer de front » [5]. Il conseillait « la douceur » pour s’adresser à l’enfant aux prises avec la pulsion, aller au-delà d’un « non » en le parant de semblants. Des rencontres avec l’école sont souvent possibles pour qu’une autre parole concernant l’enfant vienne se déposer, pour se faire les partenaires de l’enfant. Être auprès de lui pour soutenir son désir d’apprendre et parier sur l’objet de l’école qui est la transmission de savoirs. Le savoir, c’est ce qui peut faire lien avec l’autre, qui permet à certains enfants de se constituer un prêt-à-porter pour circuler dans le collectif.
[1] Texte issu d’une table ronde « Violences à l’école, violence du signifiant », dans le cadre du « Week-end Lacan », organisé du 12 au 14 avril 2019 à Toulouse, par l’ACF-Midi-Pyrénées.
[2] Girard H. et Maugin Ch., « La récréation » de Claire Simon, 1998, table ronde à la Journée de l’institut de l’enfant 2019
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2008-2009, inédit.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, (1956-1957), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p 83.
[5] Miller J.-A., « Enfants violents », Après l’enfance, Paris, Navarin éditions, coll. La petite Girafe, 2017. Intervention de clôture de la 4e Journée de l’Institut psychanalytique de l’enfant.