être mère

Pas de mère sans enfant

Alors que les J44, qui nous tinrent en haleine des mois durant, viennent tout juste de s’achever, un autre grand événement se profile : la 3e Journée d’étude de l’Institut de l’Enfant-UPJL, le 21 mars prochain.

Son thème « Interpréter l’enfant » est une question chère aux psychanalystes et elle ne va pas de soi. Qu’est-ce qu’une interprétation ? Comment et sur quoi interprète-t-on ? Quel usage particulier de l’interprétation pouvons-nous faire avec l’enfant ?

Jacques-Alain Miller, dans son texte d’orientation pour la JIE, nous invite à prendre des initiatives avec l’enfant, plus encore qu’avec l’adulte, des initiatives qui ne se limitent pas à l’interprétation sur le modèle du déchiffrement. Il utilise l’expression « post-interprétative »[1], pour qualifier notre pratique interprétative. L’âge de l’interprétation prenant appui sur la signification est bel et bien révolu.

Quelles seront les initiatives de l’analyste et les interprétations « post-interprétatives » ? Comment vont-elles opérer ?

Autant de questions qui seront mises au travail lors de cette rencontre de l’IE et dont nous souhaitons proposer un avant-goût aux lecteurs de L’Hebdo-Blog.

Pour ce premier numéro du dossier, Daniel Roy, directeur de la Journée, nous ouvre les coulisses de l’événement à venir.

Puis cinq auteurs, responsables de la Journée et membres du Comité d’initiative de l’Institut de l’Enfant, se succèderont, semaine après semaine, pour commenter une occurrence de leur choix sur l’interprétation.

[1] Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, Paris, Navarin/Seuil, février 1996.

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À TERME

Ni évidente, ni tangible, ni naturelle ! Voilà le creux dans lequel Christiane Alberti a logé l’élan qui nous a conduits depuis plusieurs mois pour aborder l’Être mère, titre donné aux 44es Journées de l’ECF en 2014.

L’Hebdo-Blog, depuis sa naissance en septembre dernier, a accompagné la gestation de ces Journées, ce travail minutieux et enthousiaste où l’on peut saisir le multiple de cet être : première séductrice pour Freud, mais aussi réponse phallique au manque de la femme, Autre de la demande pour Lacan, transmettant la langue, impliquant l’enfant dans un désir, dans une jouissance, solution fétiche à la féminité voilant le manque comme l’interroge Jacques-Alain Miller, mais aussi Autre de l’amour, n’étant là qu’au prix de son manque assumé et reconnu. Christiane Alberti avance un vouloir être mère généralisé à mesure qu’avance le déclin de l’empire du père dans notre modernité. Ces Journées de l’ECF nous invitent ainsi à interroger les fictions maternelles, celles qui leurrent et enchantent, à la lumière d’une satisfaction réelle, soit à la lumière de l’expérience de la psychanalyse et de la singularité à partir de laquelle elle autorise à considérer notre époque.

« À devenir mère, cesse-t-on d’être une femme ? » interroge l’argument des Journées 44.

L’Hebdo-Blog propose, arrivé au terme de ce parcours, un triptyque qui part justement de cette question avec des textes issus de la journée préparatoire proposée par nos collègues de la délégation Val de Loire-Bretagne de l'ACF.

Dans les textes de Christine Maugin, Nathalie Leveau et Anne-Marie Le Mercier, on pourra suivre ce questionnement qui met en relief que l’être-mère ne se présente au fond que comme une modalité singulière de réponse, et notamment à l’énigme de ce qui fonde l’existence pour une femme. Mais cette réponse singulière, et donc multiple, non standardisable, impossible à réduire à une recette comportementale, révèle du même coup l’inadéquation profonde de l’existence à l’être.

Ce trajet à trois voix, trois énonciations, est clinique, ancré dans la clinique que l’expérience de la psychanalyse permet de transmettre.

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L’Être mère : à chaque mère, une solution !

Notre après midi du 18 octobre a donné la parole à L’ÊTRE MÈRE À NANTES. Ce qu’enseigne la psychanalyse c’est que l’être mère pose la question de lecture au cas par cas. Comme le questionne Christiane Alberti dans l’argument des journées, être mère n’est pas quelque chose qui se passe dans son corps uniquement. Avec l’enseignement de Lacan, nous pouvons avancer sur le fait qu’avoir un enfant, dans son ventre ou dans la réalité, est tout autre chose que de l’avoir dans sa préoccupation, dans son esprit.

Avoir un enfant cela peut être tout à fait satisfaisant pour la mère, mais cela peut tout aussi la confronter à un moment d’étrangeté. Dans la clinique nous pouvons rencontrer des mères pour qui l’enfant qui est là représente à la fois l’objet qui lui manque, la comble, mais aussi l’angoisse, l’inquiète. Et pour chacune des mères cela n’est pas chose facile.

Alors on peut répondre par un enseignement aux mères, à s’exercer à ce métier de la maternité, en donnant des modes d’emploi. Heureusement, Lacan nous indique dans sa Note sur l’enfant, que tout cela ne vaut que pris dans « un désir qui ne soit pas anonyme »[1].

À chaque mère, un lien à un enfant. Être mère est une solution que chacune trouve pour faire entrer son enfant dans ce qu’on appelle couramment sa préoccupation maternelle. Être mère, c’est aussi trouver une manière de faire avec cette question, trouver un arrangement, une solution singulière que la rencontre avec un psychanalyste peut aider à élaborer.

Chez Freud, être mère a été la première réponse phallique : au manque de la femme répondait l’avoir de la mère. L’enfant est alors un substitut phallique, la femme ayant trouvé dans l’enfant ce petit avoir qu’elle n’a pas et que son père ne peut lui donner.

Dans son rôle œdipien le père venait barrer la jouissance maternelle, celle de posséder son produit. Le père était le garant de la séparation de la mère et de son enfant ; par son intervention il empêchait la mère de dévorer l’enfant. Cette figure de dévoration, Lacan l’a transformée en celle de la bouche du crocodile que le phallus paternel vient empêcher de se refermer sur l’enfant[2]. Quand le Nom-du-Père peut barrer la jouissance de la mère, celle-ci devient symbolique : au désir de la mère peut se substituer le Nom-du-Père, laissant alors à l’enfant la possibilité de s’inscrire dans la castration, le manque et donc le désir. Lorsque l’enfant ne répond pas à la demande, il l’oblige à désirer en dehors de lui : la mère est d’abord une femme et son désir d’ailleurs permettra à l’enfant de se confronter à un manque et de cheminer vers son désir. Lorsque l’enfant satisfait la mère, ce n’est qu’au travers de son image phallique à elle la mère : ce que sa mère désire en lui, sature en lui, satisfait en lui, ce n’est rien d’autre que le phallus[3]. Ne pas être ce phallus de la mère crée une « discordance imaginaire »[4]. Il divise alors la mère, entre mère et femme.

Derrière la mère, une femme. Et Jacques-Alain Miller le rappelle[5]: une mère, quels que soient les soins qu’elle apporte à son enfant, cela ne doit pas la détourner de désirer en tant que femme. Sinon, c’est l’angoisse: un enfant qui comble sa mère l’angoisse au sens où elle ne désire plus en tant que femme. Autant la vraie femme est celle qui, sous la figure de Médée, peut aller jusqu’à tuer la progéniture de son mari Jason pour rester femme, autant la mère est celle du don symbolique, de l’amour, soit de ce qu’elle n’a pas. Le texte de Nathalie Leveau ouvre la discussion en effet sur cette division entre la mère et la femme.

[1] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 129. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 56. [4] Ibid., p. 57. [5] Miller J.-A., « L’enfant et l’objet », La petite girafe, n° 18, Agalma, 2003.

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Le « ou mère/ou femme » de la névrose

La maternité serait-elle une solution fétiche à la féminité se demande Jacques-Alain Miller[1]. Le fétiche est un voile qui sert à masquer le manque, pour faire croire qu’il y a, là où il n’y a rien. Lacan en parle à propos des perversions. Quand l’enfant reste pris dans la relation imaginaire à la mère constituée du couple mère-phallus, il a comme solutions de s’identifier soit à la mère – qui ne l’a pas – soit au phallus qui lui manque. Ainsi il ne sort pas de l’univers de la mère et du phallus. Lacan qualifie cet univers de « phallocentrisme » et le retrouve chez le petit Hans, un cas de névrose. Hans, cinq ans, déclenche sa phobie après la naissance de sa petite sœur dans un moment où pour lui le phallus, jusque-là imaginarisé au champ de la mère, devient réel. Avec ses premières érections, Hans l’appréhende désormais dans son corps. Ce phallus lui est solidement accroché. La mère dont le désir est tourné vers le phallus va le dévorer – le phallus et Hans avec ! Hans s’en sortira à condition de faire advenir le phallus comme signifiant. Il trouve la solution de la vis : le phallus se visse et se dévisse au gré des besoins.

Mais Lacan souligne que cette solution reste névrotique. La névrose c’est croire au phallus en tant qu’un objet pourrait combler le désir. L’enfant s’aperçoit que la mère manque, mais il ne l’accepte pas. J.-A. Miller parle de « scandale »[2] pour la castration maternelle : c’est un scandale ! Le sujet névrosé n’en veut rien savoir. Seule l’analyse permettrait de l’admettre, en découvrant qu’aucun objet ne sature le désir, que la mère ne peut être satisfaite, que le sujet ne peut combler la mère, ce qui constitue un soulagement. La sortie de la névrose se ferait donc par cette clé : admettre que la mère soit une femme.

Alors comment entendre la disjonction mère/femme? Est-elle à mettre au compte de la névrose ? Au sens où pour le névrosé la mère n’est pas une femme. On aurait donc : ou la mère / ou la femme. Car J.-A. Miller indique que c’est « dans l’inconscient » que la mère est le contraire de la femme.

Ce n’est pas sans conséquences. Pour le névrosé, si la femme c’est le contraire de la mère, faut-il refuser d’être une mère pour rester une femme ? Toute une clinique est là convoquée : aléas des femmes pour avoir des enfants, mener à terme une grossesse ou se décider pour le bon géniteur, embrouilles des hommes et des femmes pour concilier vie de couple et vie familiale. Certains couples semblent s’accommoder très bien de cette disjonction, « couples exemplaires »[3] selon J.-A.Miller. Mais pour lui le soupçon pèse sur le secret de leur réussite : la femme consentirait à être une mère pour son homme. D’autres femmes voient dans la maternité un refuge à la féminité. Le dénuement qu’implique la position féminine, parfois vécu comme insoutenable, peut les précipiter dans « l’avoir des enfants »[4]. Souvent en rejetant l’époux, parfois le père. Ce qui est une manière de régler la disjonction.

Ainsi comment sortir de cette disjonction ? Comment le sujet peut-il en sortir autrement que par des solutions toujours coûteuses ? L’analyse n’offrirait-elle pas une voie de sortie meilleure en la dépassant ? Ce qui comporte d’accepter que la mère soit une femme, que la Mère n’existe pas, qu’elle n’est pas-toute, qu’elle n’absorbe pas-tout du manque et de la féminité. Ainsi le chemin est long, mais, passé le « scandale », l’« être mère » aurait chance de devenir plus supportable.

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 30 mars 1994, inédit. [2] Ibid., leçon du 6 avril. [3] Ibid. [4] Ibid.

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De mère en fille, un « se jouir » dévorant

Dans un petit texte produit avant le congrès de l’AMP sur l’ordre symbolique au XXIe siècle, Dominique Laurent précise la logique du lien mère-enfant : l’enfant participe de ce qu’elle appelle « l’appareil à jouir » de la mère, dans une articulation logique entre le phallus (-φ) et l’objet a. « L’enfant est inclus dans la consistance logique de l’objet a, mais il n’en reste pas moins pris dans la valeur de (-φ). Il participe de l’appareil à jouir qu’est le fantasme. Le corps de la mère se jouit de l’enfant qui la remplit, bien qu’il reste un semblant dans la série des objets perdus. »[1] Lorsque seule la jouissance de l’enfant comme objet est en jeu, l’enfant est réduit à incarner l’objet cause du fantasme maternel ce qui le met en impasse quant à l’accès à un désir propre.

Dans la première partie de son enseignement, Lacan indique que c’est la métaphore paternelle qui régule la jouissance dans le lien mère-enfant. Dans son dernier enseignement, avec « R.S.I. », il parle des objets de la mère que sont ses enfants, et évoque le père qui se fait respecter non parce qu’il fait la loi, mais parce qu’il choisit une femme comme objet cause de son désir[2]. Chacun a donc son objet, une femme pour le père, l’enfant pour la mère. Ici c’est la père-version qui prend le relais de la métaphore paternelle. Chaque Un, dans le couple dit parental, doit trouver l’usage qui convient de sa version du père comme traitement de la jouissance, c’est ce dont il s’agit dans le Séminaire Le sinthome. Ainsi la recherche d’un juste écart entre une mère et ses objets-enfants ne procède pas toujours de la métaphore paternelle ni forcément du lien à un homme.

Aline refuse que l’allaitement cesse avant la scolarisation de sa fille. Elle s’appuie sur la promotion contemporaine de la santé de l’enfant via l’allaitement pour justifier la jouissance de cette dévoration réciproque. Au fil des séances, elle s’aperçoit qu’elle vit chaque progrès de sa fille comme une perte. Ce dire fait de l’avidité de l’allaitement un symptôme, et ouvre la question de la séparation.

Cet exemple témoigne du lien de la mère à la castration, mais permet aussi de repérer comment une mère tente de nourrir l’illimité de la jouissance féminine par sa localisation dans un corps à corps avec l’enfant. La métaphore paternelle ne suffit pas à traiter la jouissance en cause. Son mari est très amoureux d’Aline, elle l’aime aussi, dit-elle, et consent à le laisser s’occuper de l’enfant et l’éduquer avec elle. Mais elle estime qu’elle seule, du fait d’être la mère, sait naturellement ce qui convient en matière d’allaitement. Ceci ne l’empêche pas de se plaindre que son homme ne l’aide pas assez en matière de soin aux enfants.

Ce moi seule peut-il ouvrir l’espace d’une autre singularité ? La cure vise à favoriser l’invention d’une autre réponse à ce qui, pour ce sujet féminin, reste énigmatique quant à ce qui fonde son existence. Aline se jette à corps perdu dans le travail qui la lie au corps médical. Mais c’est pour retrouver le même appétit de dévoration subie : elle se fait « bouffer » par son travail, et n’a pas assez de temps pour manger. Elle reconnaît là l’écho du refus anorexique qui animait le ravage entre elle et sa mère. Elle reste donc en attente d’une autre alliance entre le corps et la langue qui lui permettrait de s’orienter entre les femmes et les mères, sans que sa fille soit tenue de lui donner consistance de corps.

[1] Laurent D., « Mère », L’ordre symbolique au XXIe siècle, Scilicet, Collection Rue Huysmans, École de la Cause freudienne, Paris, 2013, p. 229-231. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, inédit.

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Il manquera toujours un portrait

Au moment de constituer le dossier pour cheminer vers les Journées 44, une idée s’est imposée à nous : constituer une galerie. Une association immédiate persista tout au long de la mise en série des tableaux maternels, une idée qui ne nous a pas quittés, mais que nous n’avons pas mise en exergue car elle était en filigrane dans notre réflexion, il s’agit du livre Portrait de femme de Henry James. De toute évidence, ce magnifique ouvrage écrit en 1881 n’est pas le dessin d'une mère... Il s’agit de la tentative d’écrire la complexité d’une femme : Isabelle Archer dont « les profondeurs secrètes de [son] âme étaient un lieu peu fréquenté, dont les communications avec la surface étaient interceptées par des forces multiples et capricieuses »[1].

Un constat simple nous permet de tisser un lien entre Portrait de femme et notre collection de mères: la quantité infinie d’adjectifs utilisés par H. James pour saisir l’insaisissable chez Isabelle : jolie, intéressante, généreuse, étrangère, intelligente, pédante, curieuse, naïve, fraîche, ardente, cruelle... La liste se poursuit. Une longue série de termes qui tente de rendre compte de l’être de cette femme-là. Mais en un instant elle change, se nuance ou s’accentue et parfois se contredit, ce qui fait d’elle une énigme, et d’abord pour elle-même. Plus de six cents pages ne suffisent pas à l’écrivain, si talentueux soit-il, dans l’écriture dudit portrait psychologique pour la dire toute. Il aura toujours une nuance à apporter pour rendre tangible la singularité de femme d’Isabelle Archer dans le rapport amoureux, dans ses confusions et dans sa quête.

Une mère étant une femme, nous pouvons, à l’instar de H. James, noircir des pages et des pages d’adjectifs pour nommer ce qui échappe de l’être mère. Peut-on faire une liste exhaustive des mères ? La nomination d’une mère saisit-elle son être ? Mère angoissée, mère aimante, mère déprimée, mère courageuse, mère envahissante, mère douce, mère bizarre, mère bavarde, mère muette… Pourquoi autant d’adjectifs ? Que viennent-ils nommer ? C’est parce que les mères sont des femmes qu’elles sont à nommer une par une. Autant de noms de mères que de noms de femmes, pas forcément le même, et toujours partiel. Pas de liste exhaustive. Les dires cueillis tant sur le divan que sur la scène du monde en témoignent : « Ah… ma mère… c’est quelque chose ma mère... ». Ce « quelque chose » semble se cristalliser dans l’aperçu d’une contradiction, d’une zone d’ombre… Une « zone peu fréquentée » pour s’exprimer avec les mots de H. James.

Les adjectifs que nous avions épinglés dans lalangue et qui nomment les mille et une mères – pour emprunter un des titres du Blog des Journées – témoignent des différentes manières d’essayer de cerner ce qui échappe de la mère à chaque fois que le sujet essaie de la nommer. La liste des noms des mères est illimitée et le dessin que nous pouvons dépeindre, toujours pas-tout.

Voici la raison pour laquelle Portrait de Femme de H. James a été notre toile de fond. En listant les noms de mère, peut-être avons nous pensé pouvoir réunir la mère et la femme dans un même tableau. Les articles publiés nous ont démontré que chacun des auteurs a épinglé, avec tact, un détail, à la recherche d’un bien-dire sur une mère.

Chaque adjectif accolé au mot « mère » tente de toucher ce qui lui échappe. Voici ce qui donne son caractère infini à cette liste de mères. Car l’une à peine cernée, une autre apparaît avec sa couleur à elle, son style, sa trace particulière ; et parfois est-ce la même. Ce qui nous amène à la conclusion qu’il manquera toujours un portrait et nous pouvons nous demander en empruntant les mots de Ralph intrigué par la présence d’Isabelle : « Qui est cette créature rare ? »[2], « Ralph devait découvrir par lui-même ce qu’il voulait savoir. »[3]

Ce qui éveille plus encore le désir de s’acheminer au Palais de Congrès les 15 et le 16 novembre.

[1] James H., Portrait de Femme, Paris, 10/18, Éditions Liana Levi,1995, p. 43. [2] Ibid., p. 52. [3] Ibid., p. 53.

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Le malentendu de la mère

S’appuyant sur des références empruntées à la littérature, Philippe Lacadée parcourt le chemin du discours analytique quant à la relation mère-enfant, qui conduit Lacan à énoncer, à partir d’un retour aux Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, que « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel » et à mettre l’accent sur le discord.

Nous ferons ici quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de naissance ». Balzac et Michelet trouvent ici résonance dans cet énoncé d’Éric Laurent : « la conversation sacrée de la mère et de l’enfant est suffisamment fascinante pour que l’on n’oublie pas que la mère est le nom de ce qui, comme Dieu, n’existe pas – la femme »[1]. Voilà pourquoi la jouissance reste une question insidieuse dans le malaise de la civilisation.

Dans l’œuvre de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Renée de l’Estorade explique dans sa lettre n° 31 à son amie Louise de Macumer la jouissance d’être mère : « Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le Fiat Lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans douleurs. Oh, ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre moi, l’enfant et Dieu… Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère… On comprend ce que fait l’enfant comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace et dans le corps. Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse. Le père ? On le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous […] Oh, Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement… il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies »[2].

Quant à Michelet, dans De nos fils, il s’interroge sur le fait de savoir « si la mère et l’enfant sont un être ou deux. On peut en douter ». Du côté de l’enfant, il nous dit qu’il est « de fond en comble constitué de sa substance. En elle il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C’est bien là qu’il est Dieu ». Du côté de la mère, « c’est une puissance énorme. L’adorable petit cœur de l’enfant est plein d’elle. Si jamais sur terre il y eut une religion, c’est bien ici et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais. Elle ne peut pas s’en défendre, ce n’est pas sa faute. Elle est Dieu !… C’est énorme, excessif, mais qu’y faire ? C’est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde »[3].

Nous proposons ici d’examiner les idées reçues selon laquelle la mère et l’enfant ne font qu’un dans la satisfaction des besoins, nous les examinerons comme liées à ce qu’il n’y a pas d’Autre ni de discord. Freud nous a révélé, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle que la première demande, demande orale, est fondée sur autre chose que la simple satisfaction de la faim ; elle est demande sexuelle, « elle est dans son fond cannibalisme et le cannibalisme a un sens sexuel »[4].

Se nourrir, a rappelé Lacan dans le Séminaire Le transfert, « est lié pour l’homme au bon vouloir de l’Autre […] ce n’est pas seulement du pain du bon vouloir de l’Autre que le sujet primitif a à se nourrir, mais bel et bien du corps de celui qui le nourrit. Car il faut bien appeler les choses par leur nom : la relation sexuelle. C’est ce par quoi la relation à l’Autre débouche dans une union des corps. Et l’union la plus radicale est celle de l’absorption originelle, où pointe l’horizon du cannibalisme, qui caractérise la phase orale pour ce qu’elle est dans la théorie analytique »[5]. C’est d’ailleurs ce que révèle, à son insu, l’impasse de la théorie de l’amour dit primaire – le primary love – modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant qu’Alice Balint a décrit dans son article « Amour pour la mère et amour maternel ». Dans cet article Alice Balint explique que la relation mère-enfant est basée sur le fait que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant, ce qui, selon cette théorie, serait structural dans la situation de l’enfant : « L’amour pour son rejeton a exactement le même caractère d’harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. »[6] C’est ce que Lacan dénonça dans sa conclusion au Congrès sur l’enfance aliénée : « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel »[7]. Qu’il y ait harmonie entre la mère et l’enfant, tel est le fantasme des psychanalystes d’enfants, alors que nous avons vu comment l’Autre et les « petits malentendus avec le réel » – pour reprendre l’heureuse expression de l’écrivain portugais Fernando Pessoa – apportent, de structure, discord à cette harmonie. A. Balint a construit le mythe du primary love et celui du genital love, autour de la relation mère-enfant. L’objet est là défini comme pur objet complémentaire, comme objet de totale satisfaction. Mais Lacan, dans son Séminaire Les écrits techniques de Freud, a noté combien cette théorie développe ses propres impasses dont la première se trouve au cœur même du texte d’A. Balint – lorsqu’elle affirme que l’amour mère-enfant peut conduire cette dernière, « capable de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de gestation », à manger son propre enfant. Ce point de discordance dans l’amour maternel dit « primaire », révèle que, de fait, l’horizon de l’union la plus radicale est plutôt de l’ordre de la jouissance, c’est-à-dire de l’absorption originelle, voire du cannibalisme, que ce soit du côté de l’enfant ou du côté de la mère – « lorsqu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit »[8]. Pour Lacan, le fait qu’à partir de cette théorie du primary love ait pu surgir ce qu’il a appelé l’« initiative du sujet » et « l’aperception de l’existence ou de la réalité du partenaire » fait énigme et constitue la deuxième impasse. Comment A. Balint pouvait-elle passer du primary love au genital love qui signait l’accès à la réalité de l’Autre comme sujet ? Quel était l’élément capable d’introduire, dans le système clos sur lui-même de l’amour, l’idée ou la reconnaissance de l’Autre ? La réponse de A. Balint, pour Lacan fut simple : « Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C’est comme ça parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. »[9] D’avoir rendu évident comment l’Autre était déjà là pour le sujet, Lacan situera l’enjeu de la psychanalyse de l’enfant autour de l’avènement d’un corps, celui que l’enfant a, et de l’événement de corps qu’est le symptôme pour cet enfant-là. De là peut s’interroger, avec l’analyste pour partenaire, comment cet enfant répond à sa place dans la constellation familiale afin d’en extraire la jouissance incluse – point d’où il sera enfin mis à sa question, celle dont il aura la chance d’être responsable de la part insaisissable de lui-même que sa mère voilait non sans jouir de son malentendu.

[1] Laurent É., « De la société des Femmes », postface à Wright N., Madame Klein, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p. 125. [2] Balzac (de) H., Mémoires de deux jeunes mariées, (1841-1842), cité dans Knibiehler Y. et Fouquet C., L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, Paris, Editions Montalba, 1980, p. 185. [3] Michelet J., Nos fils (1869), cité dans L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, op. cit., p. 175. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 243. [5] Lacan J., ibid. [6] Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 235. [7] Lacan J., «Allocution sur les psychoses de l’enfant», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367. [8] Ibid., p. 235. [9] Ibid., p. 238.

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Un amour impur ?

En juin, nous avons demandé aux membres du comité de pilotage et du comité scientifique des 44es Journées une contribution originale, en leur proposant de piocher dans une longue liste de mères « typifiées » pour l’occasion.

Nous faisions le pari que les responsabilités actuelles dans l’organisation des J44 faisaient de nos interlocuteurs de véritables catalyseurs du thème. L’Hebdo-Blog a souhaité recueillir cette matière sensible tamisée par le style de chacun. Que nous apprirent-ils ? Avec la mère du don, à partir du film Mildred Pierce, Hélène Bonnaud mit d’emblée la focale sur le ravage, qui se distingue ici d’un défaut d’amour. Le dit « amour maternel » réalisé jusqu’à son comble peut être pourvoyeur de dégâts. En isolant la position sacrificielle d’une mère, nous apprenons que ce qui est sacrifié ici, c’est la femme dans la mère. D’emblée, ce premier texte permit d’opacifier la figure de la mère toxique que Camilo Ramirez mit en question dans son texte paru dernièrement. Car, en chaque mère, existe une zone inquiétante qui peut rapidement confiner à une « diabolisation psychologisante de l’être mère ». Ainsi éclairée, l’inexorable « faute maternelle » glisse du côté d’une faute d’entendement : « faute d’entendre la femme derrière la mère ».

Examiner la nature de l’amour maternel à partir du lien à l’objet-enfant en confrontant ce lien avec ce qui se produit dans la passion ou dans le deuil, permet de nuancer l’imaginaire de pureté d’un primary Love, pour lui préférer l’accent du désir, impur de structure ; c’est ce que démontra Aurélie Pfauwadel. Quid de cette « impureté » du désir, enserrée dans l’ombre du péché originel, quand il est aujourd’hui possible pour les mères modernes d’être « enceintes de la science », soit d’avoir une maternité sans sexualité, à l’instar de la Vierge Marie ? C’est ce qu’interrogea pour nous Damien Guyonnet.

Au fond, cette impureté, sous de multiples formes, court dans tous les textes.

Car n’est-ce pas cette impureté encore, dans le texte de Daniel Roy, qui vient se glisser entre les gestes de la mère et le corps pulsionnel de l’enfant ? Faisant ainsi de la mère « la première séductrice » de l’enfant, comme le souligna scandaleusement Freud en son temps. Se pourrait-il que par l’émoi qu’elle suscite à son corps défendant, la mère reste nimbée d’une puissance et d’un reproche éternels, ces gestes furent-ils ceux qui ouvrirent la possibilité d’un monde au corps de l’enfant ?

Nous sommes aujourd’hui à quelques jours des 44es Journées de l’École de la Cause freudienne, et nul doute que ces questions gagneront encore en acuité, en complexité, en opacité, pour tendre vers une élucidation. Avant cet événement attendu, LHebdo-Blog vous convie à venir découvrir, lundi prochain, le texte de Christiane Alberti, Directrice des Journées, qui viendra ponctuer ces portraits, et qui sait, les interpréter ?

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Être mère toxique ?

Dans le portait en forme de question qu’il a choisi, Camilo Ramirez met à jour les leviers de la « diabolisation psychologisante de l’être mère ». En nous rappelant qu’il est plus facile de diaboliser la mère que d’entendre la femme qui est derrière, ce texte touche à un idéal particulièrement sensible. 

J’ai été frappé d’innombrables fois, au cours de ma pratique clinique institutionnelle, par la façon dont certaines mères se trouvent stigmatisées par des adjectifs implacables lors des échanges au sein des équipes psy. De la mère folle à la perverse, en passant par la capricieuse et la dévoratrice, toute une gamme sémantique se déplie pour désigner cette zone inquiétante chez les mères, venant éveiller chez ceux qui les écoutent ces passions de l’âme les moins nobles que certains courants analytiques qualifient de contre-transférentielles. Parmi ces nominations, il y a en une qui trône, sans doute par sa capacité de véhiculer cet insupportable rencontré dans la pratique : la mère toxique. Naïf celui qui oserait contester l’existence des figures maternelles terribles, coriaces, inflexibles, ravageantes, sans limites. Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt de soulever une question à propos de la façon dont cette zone inquiétante de la maternité reste incomprise et se trouve, à défaut d’une orientation, malmenée dans la clinique.

Une sorcière analytique

Bien que le signifiant « toxique » ne soit pas l’apanage des psys, employé à tire larigot par les intervenants les plus variés, son origine n’est sans doute pas indépendante du sort réservé aux mères dans certains recoins de l’histoire du mouvement analytique. La mère toxique est un dérivé de la vulgarisation de la dichotomie bonne/mauvaise mère. Il s’agit d’un terme qui émerge après une longue chaine de signifiants venant désigner la mère intrusive, fusionnelle, n’en faisant qu’à sa tête, pouvant dire une chose et son contraire, et tenir avec certitude des propos les plus insensés sur son enfant. C’est aussi la mère toute-puissante, la mère voulant exercer son emprise, au-delà de l’enfant, sur ses interlocuteurs et l’institution tout entière. C’est la mère à qui l’on attribue une volonté de tenir le gouvernail coûte que coûte et qui fait disjoncter tous ceux qui ont à faire à elle. Celle qui n’écoute rien ni personne, laissant ceux qu’elle trouve sur son chemin dans une intolérable impuissance.

Ce qui m’intéresse est de montrer combien se situer dans cette perspective nous conduit inéluctablement à une diabolisation psychologisante de l’être mère. La rencontre avec ces figures de la mère, faute de repères permettant de saisir qui parle et d’où ça s’énonce quand elle se prononce sur sa progéniture, provoque une angoisse qui, à défaut d’être élucidée, devient hostilité, rejet. Cela aboutit à une impasse dans laquelle les équipes s’épuisent voulant lever des digues pour résister à ce raz-de-marée qu’est une mère lorsqu’elle est assimilée à une pure incarnation du mal : celle qui résiste à la séparation, à l’avancée de la cure, aux progrès subjectifs de son enfant, inondant chacun de ses mauvais objets. Il me semble que c’est notamment dans la clinique des psychoses et du passage à l’acte que nous rencontrons cet os, soit un réel inamovible chez la mère pouvant montrer les visages les plus variés, mais suscitant toujours un impossible à supporter.

Avec ou contre

J’ai eu l’occasion de constater la pertinence des nombreux outils propres à l’orientation lacanienne permettant de faire un pas de côté par rapport à cette impasse. Certes, il y a aussi chez Lacan une redoutable galerie maternelle allant du crocodile à Médée via la mère qui refuse tout assujettissement à la loi. Il importe de bien contextualiser ces références importantes pour ne pas les mettre au service de la stigmatisation de l’être mère. Les avancées de Lacan les plus précieuses pour la pratique se situent au-delà de l’Œdipe autour du dédoublement mère/femme. Mon idée est que certains courants analytiques s’égarent en la diabolisant, faute de pouvoir entendre la femme derrière la mère qui parle. La rencontre avec l’opacité de la jouissance féminine chez une mère, dans ce qu’elle a de plus étrange, de plus déboussolant, éveille un point d’angoisse venant ouvrir l’imaginaire fantasmatique de l’interlocuteur et de façon plus large celui de l’institution. Ainsi, les adjectifs les plus péjoratifs venant désigner l’être de la mère nomment de façon morale et surmoïque le dark continent en lui attribuant une volonté et une mauvaise foi des plus sombres.

Par exemple, lorsqu’une mère tient des propos qui nous semblent fous, il peut s’avérer précieux de faire la part entre folie féminine et effets de la forclusion : la part entre des propos d’une mère se disant prête-à-tout, venant faire résonner l’océan de l’illimité féminin, et ceux d’une autre venant indiquer la certitude délirante avec laquelle elle parle, imperturbable, de cet objet non séparé qu’est son enfant. Prendre acte de ces distinctions n’est pas sans conséquences : cela permet de s’orienter plutôt que de juger, dénoncer, accabler l’être d’une mère. Nombreuses sont les vignettes qui permettraient d’illustrer combien il est mille fois plus riche, plus productif, de travailler avec ces dimensions propres à l’être mère plutôt que contre.

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La mère séductrice

À la lumière d'un rêve d'analysante, Daniel Roy revisite les avancées de Freud sur la thèse qui fit scandale à l'époque, relative à la mère « première séductrice ». Freud s'appuie sur les soins et la tendresse maternels. D. Roy met en exergue l'impact du dire maternel sur le corps de l'enfant, là où s'origine véritablement la rencontre avec la substance jouissante. C'est son hypothèse.

Elle a fait un rêve étrange. Elle voit sa grand-mère – maternelle – allongée nue sur le sol, qui lui demande de faire sa toilette. Celle-ci se tourne et retourne de façon à être lavée à tous les endroits du corps. Elle redoute et attend le moment où il elle va lui demander de lui laver les parties intimes. Elle ne voit pas ce moment-là dans le rêve, mais sait qu’il a lieu.

De fait, quelqu’un vient, depuis peu, faire la toilette de sa grand-mère. Depuis peu également, sa mère est venue habiter chez sa propre mère. Elle dit : « J’ai peur que ma mère meure avant ma grand-mère et que se soit moi qui doive alors m’en occuper ». Lors de la séance précédente, elle a parlé de son nouveau compagnon, qui vient d’emménager chez elle. Elle s’inquiète de la disparité de leur rapport « au sexe ». Lui vient alors une phrase de sa mère, à propos du père : « il avait tout le temps envie de faire l’amour avec moi », phrase qu’elle met en lien avec son exigence auprès des hommes, qu’elle exprime ainsi « j’ai de gros besoins sexuels ». Les propos rapportés du père jettent une lumière crue sur le rapport qu’il y aurait eu entre cet homme et cette femme, fixé par la disparition tragique du père dans son enfance. La voilà ainsi, par un dire de la mère, assignée à faire exister ce rapport dans sa vie, contrainte qui a eu sur elle des effets à chaque fois délétères. La rencontre avec le nouveau compagnon a voilé en partie cette contrainte qui porte « sur le sexe » par une intensification de la demande d’amour à lui adressée, ce qui permet un assouplissement certain de la défense face aux motions inconscientes. Le rêve s’inscrit dans ce mouvement-là.

Ce rêve, dans son contenu manifeste, se présente comme l’image inversée de la thèse freudienne qui fit scandale en son temps, et toujours : la mère « première séductrice » des Trois essais sur la théorie sexuelle[1] ! Pour être plus exact, la « séductrice » arrivera plus tard sous la plume de Freud. Dans son troisième essai « Les métamorphoses de la puberté », publié en 1905, voici comment il présente les choses : « Le commerce de l’enfant avec la personne qui le soigne est pour lui une source continuelle d’excitation sexuelle et de satisfaction partant des zones érogènes, d’autant plus que cette dernière – qui, en définitive, est en règle générale la mère – fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le caresse, l’embrasse et le berce, et le prend tout à fait clairement comme le substitut d’un objet sexuel à part entière »[2]. Quelques lignes plus loin, il engage la mère à « s’épargner tous les reproches qu’elle est susceptible de se faire » à ce propos, car « elle ne fait que remplir son devoir lorsqu’elle apprend à l’enfant à aimer (…) et à réaliser dans son existence tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu ». Où l’on voit que Freud, bien loin de vouloir culpabiliser les mères, comme il se dit, les engagent plutôt à « comprendre mieux la haute importance des pulsions dans l’ensemble de la vie psychique ». Il va s’agir de toute autre chose quand il sera question des reproches que la fille peut faire à la mère : apparaît alors, du côté des analysantes, la figure de la mère « séductrice », initiatrice sexuelle pour la fille. Voici comment Freud aborde ce point en 1931 dans son article « Sur la sexualité féminine »[3] : « Parmi les motions passives de la phase phallique, une se détache : la fille accuse régulièrement la mère de séduction parce qu’elle a ressenti ses premières ou en tout cas ses plus fortes sensations génitales lors de la toilette ou lors des soins corporels entrepris par la mère (ou la personne chargée des enfants qui la représente) ». Enfin, en 1932, il poursuit, dans sa cinquième conférence sur « La féminité » : « On retrouve dans la préhistoire préœdipienne des petites filles le fantasme de séduction, mais la séductrice est régulièrement la mère. Dans ce cas toutefois, le fantasme touche le sol de la réalité car c’est réellement la mère qui, lors des soins corporels donnés à l’enfant, a dû provoquer et peut-être même éveiller d’abord des sensations de plaisir sur les organes génitaux »[4].

Comment situer aujourd’hui ces dires de Freud ? La première occurrence de 1905 met l’accent sur la place de l’enfant pour une femme, place d’objet sur lequel se conjoignent amour, désir et jouissance – ces trois termes issus de l’enseignement de Lacan diffractant le « sexuel » freudien. Les signes de l’amour qu’une mère porte à son enfant s’inscrivent pour lui en terme de satisfaction pulsionnelle, en lien avec le désir de l’Autre (« la propre vie sexuelle » de la mère). Cette liaison, contingente, qui s’opère dans ces premières rencontres apparaît alors à Freud comme ouvrant la voie pour le sujet à « devenir un être humain capable », qui n’aura pas à s’effrayer, à prévenir ou à invalider dans sa vie « tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu ». Les deux occurrences ultérieures constituent un changement de perspective tout à fait sensible. Là où Freud soulignait dans « les marques de tendresse maternelle » les conditions d’une réalisation possiblement harmonieuse de la jouissance sexuelle dans l’existence du sujet, dans les textes sur la féminité, il insiste sur le surgissement entre la mère et la fille d’une jouissance en excès, dysharmonique dans les dires du sujet, prenant forme de plainte et sans doute d’accusation vis-à-vis de la mère. Ce point est fortement indiqué dans le texte freudien par son insistance sur la dimension « réelle » de la séduction maternelle. Retenons donc de ce rapide parcours qu’il y a quelque chose dans la pulsion sexuelle qui ne convient pas et que la mère, parce que c’est elle qui, par ses soins et sa tendresse, « éveille la pulsion sexuelle », est celle qui sera considérée, en particulier par la fille, comme responsable de cette dysharmonie. On peut donc ici considérer que ce sont les femmes en analyse qui permettent d’avancer sur cette question de la place de la mère comme « séductrice », dans la mesure où chez les hommes, de façon régulière, cette place est rendue opaque par la problématique phallique supposée constituer la zone où se traitent les enjeux de jouissance et de désir.

Revenons au rêve de notre analysante. S’y opère un double déplacement autour de cette question de séduction liée aux soins corporels : c’est la rêveuse qui est agent du soin ; c’est la grand-mère et non la mère qui est présente dans le rêve. La situation actuelle de la mère et de la grand-mère qui se soutiennent l’une l’autre, et les pensées de la rêveuse qui y sont afférentes, fournissent le matériel pour ces permutations. Le moteur libidinal est autre : il y a sa situation actuelle de couple qui est venue bousculer son économie habituelle, mais il y a surtout la phrase de la mère qui, certes, souligne la part d’identification au père dans sa conduite en ce domaine, mais surtout qui fait monter sur la scène la puissance de la parole de la mère, son impact dans sa vie ! Ainsi « dénudée », cette dimension de la parole maternelle qui, à la fois, dirait la vérité du désir et de la jouissance du père, et désignerait la vérité du désir et de la jouissance de l’analysante, est travaillée par le rêve. Ce sera ici notre hypothèse : dans ce rêve quelque chose a lieu, qui ne peut se voir, le moment de la toilette intime. À ce moment qui apparaît en creux dans la figurabilité du rêve, fait écho ce qui est en creux dans la parole de la mère. À ce qui ne peut se voir répond ce qui ne peut se dire, seul moyen de trouer, de décompléter la puissance du dire maternel.

N’est-ce pas la puissance de ce dit premier qui s’enregistre dans les dires des analysantes comme « séduction » de la mère ? N’est-ce pas dans le bain des paroles maternelles qu’a lieu sur le corps de l’enfant la rencontre de la substance signifiante et de la substance jouissante ? Dans le rêve, le corps objet de soins, exploré sous toutes les coutures, moins une, ainsi que le terme de « demande » qui figure dans son récit, font traces figurables de cette rencontre, dans le même temps où le blanc de ce qui ne peut se voir laisse intact un « mystère de la féminité » qui ne peut se dire. Ainsi, la mère séductrice du texte freudien est-elle le nom – au cœur d’une analyse – de ce double aspect de l’impact du dire de la mère : d’un côté marque indélébile, de l’autre énigme. Ça n’en est pas le dernier mot, puisqu’il reste à l’analysant(e) à se confronter à ce double impact et au fait que la voie pour l’issue n’est pas tracée à l’avance, mais chaque fois singulière. Notons pour finir que ce qui est désigné comme séduction (féminine ?) dans le monde repose sur ce double impact, en tant qu’une femme (un homme ?), entre autres, consent à s’en faire le support dans son dire : porteur de marques qui font échos de jouissance, creusé d’énigmes qui causent le désir.

[1] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987. [2] Freud S., ibid., p. 166. [3] Freud S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1992, p. 150. [4] Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 162.

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